La contestation oubliée contre la réforme judiciaire
En temps de guerre, la société israélienne privilégie l’unité, mettant de côté les divergences politiques et réduisant les critiques envers l’État et ses institutions. Cependant, au début du conflit actuel, cette unité a été difficile à atteindre en raison de la crise politique qui divisait le pays depuis début 2023.
Le 4 janvier 2023, une semaine après la formation du nouveau gouvernement Netanyahu, le ministre de la Justice annonce une réforme judiciaire visant à restreindre les pouvoirs de la Cour suprême, seul contre-pouvoir du gouvernement.
Très rapidement, une vaste contestation émerge. Chaque samedi soir, des centaines de milliers d’Israéliens se rassemblent pour protester contre la réforme. Cette opposition, principalement composée du centre et de la gauche sioniste, cible deux figures principales aux côtés de Netanyahu : le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, et le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir. Tous deux issus de l’extrême droite, ils portent un agenda religieux, raciste et suprémaciste. Tandis que Smotrich incarne le mouvement des colons et priorise l’annexion de la Cisjordanie et l’expansion des colonies, Ben-Gvir se concentre sur la “sécurité intérieure”, qualifiant les Palestiniens de citoyenneté israélienne de “menace intérieure”.
Les manifestants du centre et de la gauche sioniste critiquent principalement l’orientation religieuse des leaders d’extrême droite, qui prônent un État régi par la loi juive. Ils mettent en garde contre les conséquences potentielles de la restriction du pouvoir de la Cour suprême, craignant que cela permette de mettre en œuvre le programme de l’extrême droite et de porter atteinte aux droits des femmes, des non-religieux et des minorités non juives. Le terme “minorités” permet aux leaders de la contestation d’éviter l’utilisation du terme “Palestiniens”, qui est complètement absent de leur discours, ainsi que la question de l’occupation en Cisjordanie.
La gauche radicale, regroupée dans le collectif “Bloc anti-occupation”, conteste ce choix et demande de lier la contestation de la réforme judiciaire à la dénonciation du plan du gouvernement d’annexer les territoires occupés et d’officialiser la suprématie juive de la mer au Jourdain.
Face à une contestation de plus en plus persistante et élargie, une contre-contestation s’organise en faveur du gouvernement et “au nom de la volonté du peuple”.
Les tensions entre les deux parties s’intensifient. Des réservistes menacent de ne pas rejoindre leur unité si la réforme est promulguée, des entreprises high-tech commencent à transférer leur domiciliation fiscale et bancaire vers d’autres pays et les violences policières augmentent… le pays est dans le chaos.
Quelle opposition au gouvernement après le 7 octobre ?
Après l’attaque terroriste du Hamas, l’État s’effondre. Les services publics et les forces de sécurité mettent des heures, voire des jours, à réagir, laissant les civils se débrouiller seuls.
Le 11 octobre, Benny Gantz, principal opposant de Netanyahu et chef du parti centriste le Camp national, rejoint le “gouvernement d’urgence” : “Israël avant tout”, explique-t-il. Yaïr Lapid, lui, conditionne son entrée au départ des dirigeants d’extrême droite. Netanyahu refuse, ayant besoin de leur soutien. Faisant face à trois procès pour corruption, il cherche à rester au pouvoir pour éviter la prison, sachant que les centristes l’abandonneraient après la guerre, le laissant dépendant des partis de droite et ultra-orthodoxes.
Alors que de nombreux dirigeants politiques et sécuritaires déclarent assumer leur responsabilité pour l’échec du 7 octobre, Netanyahu s’y refuse. Selon un sondage publié le 3 novembre, il est perçu comme le principal responsable de la faillite de l’État (par 44 % des répondants, 33 % blâmant avant tout les forces de sécurité). De plus, 76 % des personnes interrogées estiment qu’il doit démissionner, dont 47 % pensent qu’il devrait le faire seulement après la fin de la guerre. Netanyahu a donc tout intérêt à ce que la guerre se prolonge le plus longtemps possible.
Une fracture croissante divise la société sur les deux objectifs officiels de la guerre : l’“écrasement” du Hamas et la libération des otages. Certains estiment que la libération des otages par la voie des négociations doit être prioritaire, tandis que d’autres soutiennent l’intensification de l’opération militaire. Smotrich et Ben-Gvir menacent à plusieurs reprises de faire tomber le gouvernement si Israël met fin à la guerre : “Si on rate cette opportunité, ce gouvernement n’aura pas de droit d’exister”, déclare Ben-Gvir au Parlement fin janvier. Ils souhaitent non seulement la poursuite de la guerre, mais aussi la recolonisation de Gaza. Le 28 janvier, ils organisent un rassemblement à cette fin, auquel ont participé pas moins de 11 ministres, issus de leurs partis, du Likoud et des partis ultra-orthodoxes.
Face au refus du gouvernement de négocier, les manifestations des familles d’otages et de leurs soutiens s’intensifient. Ces manifestations sont rapidement associées à celles d’avant le 7 octobre contre la réforme judiciaire, et les manifestants sont étiquetés comme des opposants, voire des “gauchistes”. La répression policière contre les familles d’otages s’accentue, et les sympathisants du gouvernement les accusent d’être des “partisans du Hamas”.
Bien que le désaccord porte sur la libération des otages, les victimes palestiniennes restent délibérément ignorées. À noter que même le nouveau chef du parti travailliste, Yaïr Golan, déclarait le 13 octobre à propos des Palestiniens habitant Gaza : “Jusqu’à ce que les [otages] soient libérés, ils peuvent crever de faim. C’est complètement légitime.”
Silence ! Une guerre est en cours
La tragédie des victimes palestiniennes à Gaza et en Cisjordanie est largement ignorée dans le débat public israélien, y compris au sein de l’opposition. À l’exception de Haaretz et de Local Call, les médias nationaux couvrent les événements en cours à Gaza de manière partielle, négligeant la tragédie vécue par les Palestiniens, et participent à la propagande de l’État.
Certains journalistes des grands médias, comme Danny Kushmaro de la chaîne 12, vont même jusqu’à encourager ouvertement des actes génocidaires, affirmant devant la caméra : “Il ne faut rien leur donner, même pas une cuillère d’eau, une guerre, c’est une guerre.” Récemment, des reportages ont tenté de discréditer les informations provenant de Gaza, y compris en niant la réalité de la famine.
Une petite minorité tente, en vain, de dénoncer les abus de l’État. Parmi ces voix dissidentes se trouvent des Palestiniens de citoyenneté israélienne : avoir manifesté ou exprimé leurs opinions sur les réseaux sociaux leur vaut souvent d’être arrêtés. Cette répression visant les détracteurs du gouvernement n’est pas nouvelle en Israël, mais elle s’intensifie en temps de crise, avec une radicalisation notable lors de cette période.
Dans les universités israéliennes, la situation est similaire : depuis le 7 octobre, des centaines d’étudiants palestiniens ont été suspendus, parfois dénoncés par des étudiants juifs sur encouragement du syndicat national des étudiants. Ce même syndicat, représentant tous les étudiants du pays, a appelé le 28 mai à l’adoption d’une loi qui prévoirait le renvoi des professeurs critiquant Israël. Les médias rapportent que le gouvernement et même certains partis de l’opposition envisagent de soutenir cette initiative.
Alors que les rumeurs sur la possible fin du gouvernement se font de plus en plus insistantes, que ce soit à cause d’un possible départ de Gantz qui critique un manque de “stratégie nationale actualisée”, ou d’un projet commun de l’opposition, une chose est évidente : aucun des dirigeants des grands partis d’opposition ne propose une vision alternative quant à la souffrance des Palestiniens ou aux crimes commis par l’État d’Israël.