Épuisement, mort et suspicion : le quotidien des journalistes de l’AFP à Gaza

Au risque de leur vie, loin de leurs domiciles qu’ils ont dû abandonner, les huit journalistes, photographes, vidéojournalistes et employés de l’AFP coincés dans la bande de Gaza travaillent sans répit depuis le 7 octobre.

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Le photo-journaliste Motaz Azaiza est un autre visage du quotidien des Gazaouis pris au piège de la guerre. Suivi par plus 17 millions d'abonnés, il capture à travers ses photos et "directs", la détresse des déplacés. Crédit: Motaz Azaiza / Instagram

Avant le 7 octobre, les journalistes gazaouis de l’AFP avaient déjà couvert une demi-douzaine de guerres. Le blocus était leur quotidien depuis près de 17 ans. Les restrictions de sortie, les privations, les morgues et les cohortes de funérailles, ils s’y étaient habitués. Mais après l’attaque du Hamas, qui a entraîné la mort de plus de 1160 personnes du côté israélien, en majorité des civils, selon un décompte de l’AFP réalisé à partir de chiffres officiels, leur vie à eux aussi a basculé.

Vers 6 heures du matin, j’étais dehors et j’ai entendu des bombardements qui semblaient venir de partout”, raconte Adel Zaanoun, journaliste pour l’AFP à Gaza depuis 30 ans. “On se demandait si c’était des bombardements israéliens ou des tirs de roquettes du Hamas.

À chaque fois que c’est possible, les journalistes, photographes et journalistes reporters d’images (JRI) de l’AFP se rendent sur les lieux des bombardements. À chaque fois, ils font face à la douleur, l’angoisse, la colère parfois, des survivants. Et l’horreur des corps mutilés, des enfants souvent, qu’il faut photographier, filmer, ou décrire avec des mots.

Si internet marche, via des groupes de journalistes sur WhatsApp, on se parle pour se dire où ça a frappé. S’il n’y a pas de connexion, on essaye de se repérer au bruit et, une fois dans le quartier, ce sont les gens qui nous guident”, raconte Mohammed Abed, photographe pour l’AFP à Gaza depuis 24 ans.

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Rien que prendre une voiture pour partir en reportage est devenu un défi. Avec près de deux millions de déplacés, aujourd’hui majoritairement à Rafah, “il y a des embouteillages partout, il faut se faufiler entre les cohortes de déplacés, les tentes montées au milieu des rues, les étals improvisés partout et les quartiers entièrement rasés qui ne sont plus que des décombres”, explique-t-il.

Un litre d’essence peut coûter jusqu’à 45 dollars”, selon Adel Zaanoun, qui explique : “Parfois, on préfère marcher une heure plutôt que de démarrer la voiture, car on ne sait pas si demain on trouvera encore du carburant, et il pourrait y avoir un déplacement plus important à faire.

Une fois sur place, les informations et images recueillies, il faut arriver à les envoyer aux éditeurs de l’AFP basés à Nicosie, siège de l’agence pour le Moyen-Orient, où elles sont revérifiées avant diffusion vers les médias du monde entier. Des envois impossibles sans les miracles réalisés par le technicien de l’AFP à Gaza, Ahmed Eissa, seul membre de l’équipe à avoir pu sortir de Gaza, fin janvier. Au milieu du danger et du chaos, il a trouvé des panneaux solaires pour alimenter l’équipe de l’AFP en électricité et recharger les batteries de leurs caméras, et déployé des trésors d’imagination pour contourner les coupures de réseaux.

L’épuisement est évident

Cela fait quatre mois que nous travaillons 24 heures sur 24, mais il le faut, parce que nous voyons Gaza disparaître sous nos yeux”, dit Zaanoun. “Les maisons, le patrimoine historique sont détruits, les victimes tombent, tout est en train de partir en fumée sous les frappes israéliennes. Aucun endroit n’est sûr (…) J’ai vu des enfants sortir sous les bombes pour aller fouiller les poubelles dans l’espoir d’y trouver un morceau de pain. Leurs lèvres étaient toutes craquelées, on voyait qu’ils n’avaient pas bu d’eau depuis longtemps…

Épuisement et sentiment d’impuissance aussi pour Mai Yaghi, reporter texte pour l’AFP à Gaza depuis 16 ans. Quand certains ont émis des doutes sur le bilan des morts à Gaza fourni par le Hamas, c’est elle qui est allée dans les hôpitaux pour comprendre comment le ministère de la Santé faisait son décompte. Elle s’est fait montrer en détail le système informatique d’enregistrement des victimes avec, dans une colonne, les morts de la guerre, et dans une autre, les morts naturelles.

Avec notre travail, nous voyons encore plus d’horreurs que les autres. C’est notre devoir de raconter les souffrances des gens. Mais s’y plonger, c’est aussi se rendre compte de leur énormité, et de notre impuissance”, dit-elle.

Au début de la guerre, ils avaient espéré que la vie continuerait, que le conflit ne durerait pas. Mais très vite, “l’horreur et le danger ont pris le dessus”, dit Zaanoun. “Les frappes depuis les airs, la mer et la terre se sont intensifiées. On n’avait jamais vu ça : l’armée israélienne visait des maisons alors que leurs habitants s’y trouvaient encore. Le nombre des morts et des blessés n’a cessé de grossir.

Travailler est devenu particulièrement difficile après que les forces israéliennes ont sommé la population de la ville de Gaza, où vivaient la quasi-totalité des journalistes de l’AFP, de partir vers le sud. Le 13 octobre, ils doivent abandonner et leur domicile et le bureau de l’AFP — jusque-là l’un des rares médias internationaux à avoir conservé une antenne à Gaza.

Trois semaines plus tard, la frappe qui endommage gravement ces locaux est un nouveau coup dur pour les membres de l’équipe, qui considéraient ce bureau comme leur deuxième maison.

Si elle capture le bruit de l’explosion, la caméra que l’agence avait installée sur un balcon du bâtiment, qui permettait de diffuser des images en direct dans le monde entier depuis le début de la guerre, s’arrêtera de fonctionner quelques jours plus tard.

Pris au piège

L’isolement exacerbe l’épuisement. Depuis qu’Israël a placé le 9 octobre, la bande de Gaza sous “siège complet”, les journalistes gazaouis de l’AFP sont plus seuls que jamais. Plus aucun collègue de Jérusalem ni d’aucun autre bureau de l’AFP dans le monde ne peut plus venir leur prêter main-forte, comme cela avait pu être le cas lors de guerres précédentes. Même les contacts téléphoniques avec leurs collègues à Jérusalem, autrefois quotidiens, sont devenus problématiques.

Dans ces conditions, ils se sentent pris au piège : malgré tous les efforts de l’AFP auprès de toutes les autorités pertinentes, aucun journaliste de l’agence n’a été autorisé à sortir de Gaza par les autorités israéliennes.

À tout cela s’ajoute un sentiment de danger qui n’a cessé de croître avec l’augmentation du nombre de journalistes gazaouis morts sous les bombes. Selon les chiffres du Comité de protection des journalistes (CPJ) du 7 février, 85 journalistes et professionnels des médias ont été confirmés morts dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre.

Un jour, il y a eu une frappe qui a emporté plusieurs confrères, pas loin de moi” raconte Zaanoun, avant de poursuivre : “On sait tous qu’à tout moment, ça pourrait être nous (…) Nos familles aussi le savent. Elles sont paniquées. Quand le téléphone marche, nos femmes, nos enfants nous appellent tout le temps pour savoir où on est, ce qu’on fait. Ils nous disent de ne pas nous éterniser loin d’eux. De faire attention. Parce qu’ils savent qu’on va partout au cœur de la mort en espérant que nous, on en réchappera.

Depuis que l’armée israélienne a indiqué à l’AFP ne pas pouvoir “garantir la sécurité” des journalistes de l’agence dans la bande de Gaza, tous se sentent menacés du seul fait qu’ils sont journalistes. “Porter un gilet pare-balles siglé PRESS ne nous protège pas, on est en danger de mort à tout instant”, dit Mohammed Abed.

Yahya Hassouna, JRI de l’AFP à Gaza depuis 2009, dit en avoir fait directement l’expérience un jour d’octobre, à Gaza-ville. “Des habitants nous ont dit qu’ils avaient été prévenus que leur immeuble allait être bombardé. On s’est postés avec plusieurs vidéojournalistes sous le porche de l’immeuble d’en face. Comme la frappe n’arrivait pas, je suis parti. Mais quelques minutes plus tard, c’est l’immeuble où étaient les journalistes qui était visé. Trois confrères sont morts.

La crainte d’être pris pour cible est d’autant plus forte que les journalistes sont parfois accusés d’être complices du Hamas, voire soupçonnés d’avoir été mis au courant à l’avance de l’attaque du 7 octobre. Accusation rejetée comme “infamante et diffamatoire” par la direction de l’AFP. Et perçue comme d’autant plus déplacée par les journalistes de l’AFP à Gaza qu’ils travaillent main dans la main avec leurs collègues à Jérusalem depuis des années.

Ils ont beau nous accuser de partialité, on reste professionnels, on est toujours en lien avec le bureau de l’AFP à Jérusalem, et on reste journalistes, même quand ce sont nos voisins, nos amis, nos proches qui sont sous les bombes”, affirme Abed.

Depuis le 7 octobre, l’ONG Reporters sans frontières a déposé deux plaintes pour crimes de guerre commis selon elle par l’armée israélienne contre des journalistes palestiniens. Et le CPJ a dénoncé — dans un rapport publié avant la mort de deux journalistes d’Al-Jazeera dans une frappe israélienne le 7 janvier — “une tendance apparente de l’armée israélienne à cibler les journalistes et leur famille”.

Le 1er février, cinq experts indépendants, rapporteurs pour les Nations unies à Genève, ont aussi dénoncé des “attaques” contre les médias à Gaza et une “stratégie délibérée” d’Israël visant à réduire au silence les journalistes.

Témoin de la psychose : la plupart des propriétaires d’appartements refusent de louer à des journalistes, de peur que leur immeuble ne soit visé. Pour loger leurs familles, les journalistes paient parfois des loyers cinq fois plus élevés que les autres.

Les soupçons de soutien au Hamas semblent parfois trouver leur origine dans le simple fait que les journalistes gazaouis sont en contact régulier avec les responsables du Hamas. Mais ces contacts sont inévitables, explique Zaanoun. Tous les jours, le gouvernement israélien et celui du Hamas — qui contrôle toute l’administration à Gaza depuis 2007 — annoncent de nouvelles opérations, de nouveaux morts, profèrent des menaces. Et l’AFP se doit de systématiquement solliciter une réaction de l’autre camp, condition essentielle à la production d’une information équilibrée et impartiale.

On est peu de journalistes à Gaza et il n’y a pas beaucoup de responsables non plus, donc c’est un petit monde où on finit par tous se connaître”, dit Zaanoun, qui a commencé à travailler à Gaza à l’époque où le territoire était contrôlé par le Fatah de Yasser Arafat. Avec la branche armée du Hamas, en revanche, pas de contact : “Ils ne s’expriment que par communiqué”, dit-il.

Il en est de même dans tous les pays du monde : les journalistes de l’AFP doivent être en lien avec les autorités des zones qu’ils couvrent, tout en maintenant une distance indispensable à l’exercice d’un journalisme indépendant, conformément aux principes d’objectivité et d’impartialité inscrits dans les statuts de l’agence. Ces soupçons de complicité contribuent à mettre les nerfs des journalistes à l’épreuve. D’autant que, comme tous les Gazaouis, ils vivent dans des conditions de plus en plus difficiles.

“On a littéralement épuisé nos larmes”

Depuis qu’ils ont abandonné leur domicile en octobre, ils ont dormi parfois dans leur voiture, parfois sous des tentes installées dans la cour de l’hôpital Nasser, à Khan Younès. Aujourd’hui, les journalistes de l’AFP à Gaza et leurs familles sont installés tant bien que mal à Rafah. Quand ils ne travaillent pas, ils passent souvent des heures à chercher de l’eau potable ou de la nourriture, ou à laver à la main les quelques vêtements qu’ils ont emportés avec eux, souvent couverts de poussière des décombres.

“Je ne suis jamais en sécurité, je ne dors plus, je ne mange pas à ma faim, je ne peux pas me laver”

Mai Yaghi

Je ne suis jamais en sécurité, je ne dors plus, je ne mange pas à ma faim, je ne peux pas me laver — pour le moment on se contente tous d’une douche glacée par semaine, alors que, dehors, il fait très froid. Même pour aller aux toilettes, il faut s’organiser”, dit Mai Yaghi. “Mon plus grand rêve maintenant, ce serait d’avoir une heure, juste une heure, où je serais seule, où je n’entendrais personne, aucun bombardement, aucun ronronnement de drones. Une heure avec une cigarette et un café.

Elle a perdu des voisins, des amis, des proches, mais s’oblige à ne pas céder à l’émotion. “Je ne peux pas me laisser aller à la tristesse, parce que sinon, je m’écroulerais totalement, et je ne peux pas. J’ai des responsabilités, il faut que je reste forte. Je dois sauver les apparences, faire comme si tout allait bien pour rassurer ceux autour de nous, enfermés à Gaza, ou ceux qui nous aiment, au-dehors.”

On a littéralement épuisé nos larmes”, dit aussi Mohammed Abed. “Maintenant, je travaille comme un robot : je sors, j’appuie sur le bouton (de l’appareil photo, ndlr) et je ne vois plus rien, après tant de chocs, de pleurs et de deuils. (…) Mais il suffit que je trouve un moment pour me poser sur une chaise ou m’allonger sur un matelas et là, le film de la journée repasse devant mes yeux. On est tout le temps à fleur de peau, parce qu’en plus de tout ça, on mange peu et on boit de la mauvaise eau.”

Tous les journalistes sont en PTSD”, les troubles du stress post-traumatique, dit Yahya Hassouna. “À Gaza, si quelqu’un te dit qu’il va bien, tu peux être sûr qu’il ment. Tout ce qu’on a vu, ce qu’on a filmé est imprimé pour toujours, on n’oubliera jamais.”

Pour tous, l’éloignement d’avec leurs proches est particulièrement insupportable. Adel Zaanoun ne cesse de penser à sa mère et ses frères, qui n’ont pu quitter la ville de Gaza.

Pour Mai Yaghi, “le plus dur” a été de devoir laisser partir seul de Gaza son fils Jad, âgé de 11 ans. Sa fille plus âgée, était elle partie juste avant la guerre étudier en Grande-Bretagne, où elle est toujours. Sur la route menant à la frontière égyptienne, dit-elle, “je ne pensais qu’à une chose : il doit partir et nous nous retrouverons plus tard. Je lui répétais : tu es fort, tu vas être en sécurité avec les diplomates qui vont t’évacuer et ton père et ta tante qui t’attendent au Caire”.

Au début, il refusait de partir sans moi. Je lui répétais que tout irait bien pour moi, mais il ne me croyait pas. Il m’a serrée dans ses bras comme si c’était la dernière fois. Il m’a fait jurer que j’irais bien et qu’on se retrouverait. C’était il y a plus de deux mois maintenant. Et je ne veux plus qu’une chose : serrer à nouveau mes enfants dans mes bras.”