L’Assemblée a adopté, ce lundi 5 février au soir, dans une atmosphère électrifiée par l’importance de l’instant, une proposition de loi qui parachève pour le moment l’une des plus graves crises institutionnelles qu’ait connues depuis l’indépendance en 1960 ce pays volontiers vanté pour sa stabilité et sa pratique démocratique dans une région troublée.
Pour la première fois, les Sénégalais, qui devaient élire leur cinquième président le 25 février, le feront presque dix mois plus tard que prévu, si les choses ne changent pas d’ici là.
Outre le report, une alliance de 105 députés du camp présidentiel et de partisans du candidat recalé Karim Wade a approuvé le maintien à son poste du président Macky Sall jusqu’à l’installation de son successeur, très vraisemblablement en 2025 avec l’éventualité d’un second tour et les délais de passation de pouvoirs. Le mandat de Sall, élu en 2012 et réélu en 2019, arrivait à expiration le 2 avril.
“L’image du Sénégal est ruinée et je ne pense pas que nous nous relèverons de sitôt de cette faillite démocratique”
Après l’emploi de gaz lacrymogènes contre des manifestants à l’extérieur, les échanges d’insultes et les empoignades dans l’hémicycle, il aura fallu l’intervention des gendarmes pour évacuer les parlementaires d’opposition qui, massés autour de la tribune, faisaient physiquement obstacle au vote. Le texte a été adopté sans eux et n’a rencontré qu’une voix contre. Malgré des heures d’arguties, il n’y a pas eu de débat sur le fond.
“Nous sommes tous meurtris. C’est un coup à la démocratie sénégalaise”, a dit dans les médias Pape Djibril Fall, un des 20 candidats retenus par le Conseil constitutionnel avant qu’un processus électoral de plusieurs mois ne vole en éclats la semaine passée.
Aliou Mamadou Dia, autre candidat, a repris à son compte les mots de “coup d’État constitutionnel”. “Ils ont pris en otage le pays”, s’est-il indigné. “L’image du Sénégal est ruinée et je ne pense pas que nous nous relèverons de sitôt de cette faillite démocratique”, a réagi Ayib Daffé, un député d’opposition.
Les médias ont publié la tribune de plus de 100 universitaires et personnalités décrivant l’actuel président sénégalais comme le “fossoyeur de la République”. “La véritable crise, c’est celle qui découlera de cette décision inédite remettant en cause le calendrier électoral et dont il est l’unique initiateur et l’ultime responsable”, expliquent-ils. Le musicien Youssou N’Dour, ancien ministre et proche du président, a, lui aussi, dit réprouver “sans équivoque” le report, et s’inquiéter pour le pays, en proie à “trop d’animosités”.
Le vote de l’Assemblée ne sort pas le pays de l’inconnu, mais semble le ramener à la case départ d’un processus plein de dangers. Il concrétise l’annonce samedi par le président Sall de l’abrogation du décret convoquant les Sénégalais aux urnes, ce qui revenait à repousser l’élection. Sall disait tirer les conséquences du conflit ouvert depuis plusieurs jours entre le Conseil constitutionnel et le Parlement après l’homologation définitive de vingt candidatures et l’invalidation de dizaines d’autres. Le chef de l’État disait vouloir prévenir toute contestation pré- et post-électorale et des troubles politiques comme ceux que le pays a connus en 2021 et 2023.
Le flou maintenu pendant des mois par le président Sall sur une nouvelle candidature en 2024 avait contribué aux crispations à l’époque. Il avait finalement annoncé en juillet 2023 qu’il ne briguerait pas un nouveau mandat. Il a répété cet engagement samedi.
Mais l’ajournement de l’élection a aussitôt avivé le soupçon d’un plan du camp présidentiel pour éviter une défaite annoncée, voire pour prolonger la présidence Sall, suscitant l’inquiétude nombreux partenaires étrangers du Sénégal.
Le vote et les conditions dans lesquelles il s’est déroulé ont suscité une indignation largement partagée sur les réseaux sociaux, malgré la suspension de l’internet des données mobiles par le gouvernement depuis lundi.
La presse a fait état de 151 interpellations au total, un chiffre dont l’AFP n’a pas eu confirmation dans un premier temps.
Mais la protestation est restée limitée. L’opposition et les candidats qualifiés n’ont pas pour le moment formé un bloc. L’université de Dakar, haut lieu historique de contestation, est fermée depuis les troubles de 2023 et le parti anti-système Pastef a été éprouvé par les arrestations depuis 2021. L’opposition a annoncé des recours devant la Cour constitutionnelle, mais les chances qu’ils prospèrent sont jugées aléatoires.