TelQuel : Abdelkader Retnani, grand éditeur, mais aussi homme de sport, a rendu l’âme à l’âge de 78 ans le 14 novembre, à Casablanca. Comment avez-vous appris cette triste nouvelle et que représentait pour vous feu Abdelkader Retnani ?
Khalid Zekri : J’ai appris avec beaucoup de tristesse le décès de Ssi Abdelkader Retnani. C’est une grande perte pour le monde de l’édition et pour le Maroc. C’était un éditeur professionnel malgré toutes les contraintes financières et logistiques auxquelles les entreprises éditoriales sont confrontées dans notre pays.
Il était aussi, à son corps défendant, un ambassadeur culturel puisqu’il ne ratait pas une occasion de contribuer au rayonnement du Maroc à l’étranger. Il a d’ailleurs fortement accompagné le mouvement d’ouverture vers l’Afrique subsaharienne.
La Croisée des chemins, fondée en 1993, a pour vocation de promouvoir le livre marocain, tous genres confondus. Plus de 600 livres y ont été édités en français, en arabe, en amazigh et en anglais, avec une importance accordée à l’histoire, au patrimoine et au Sahara marocain. Toute une bibliothèque !
La Croisée des Chemins dispose, en effet, d’un catalogue riche et varié. Il est rare qu’un éditeur qui a pignon sur rue dispose d’un catalogue au sens éditorial du terme. Retnani a pu relever ce défi. De plus, il était, avec toute son équipe, à l’écoute de ses auteurs.
Président fondateur de l’AMPL, Retnani accordait une grande importance au métier de libraire et d’éditeur, au Maroc et en Afrique. En Tunisie, il fut membre et formateur au Centre de formation des éditeurs et libraires, dès 1992. Comment se portent ces deux domaines aujourd’hui au Maroc ?
Aussi bien les libraires que les éditeurs (deux domaines d’activité historiquement indissociables) font un travail de militantisme et donc de résistance au Maroc.
“Les libraires et les éditeurs font un travail de militantisme et donc de résistance au Maroc”
Les libraires sont obligés de mettre davantage l’accent sur tout ce qui est scolaire pour équilibrer leurs comptes. Les livres passent au second plan, car il n’y a pas de politique incitative pour la diffusion des ouvrages parascolaires.
L’édition est tributaire de la diffusion et de la vente des livres. C’est une entreprise — certes pas comme les autres — qui, au niveau de la comptabilité, a les mêmes règles et contraintes qu’une entreprise à vocation commerciale.
Je crois que dans un pays comme le Maroc où l’expérience éditoriale est assez jeune, l’État devrait subventionner davantage les maisons d’édition créer et faciliter la création d’espaces de circulation du livre.
Abdelkader Retnani était viscéralement casablancais. Pour rendre hommage à sa ville natale, il a choisi le livre, mais aussi le sport. C’est sous sa présidence (1985-1989) que le Raja de Casablanca avait remporté son premier double titre historique : le Championnat du Maroc en 1988, et la Ligue des Champions de la CAF en 1989. Un commentaire ?
Ssi Abdelkader Retnani était un travailleur acharné et un homme de relations publiques. Il a fait tout et bien pour que les projets qui lui tenaient à cœur aboutissent. Il a aussi su choisir les personnes qui l’entouraient pour la réalisation de ses projets. Il ne faut pas oublier également le soutien de sa famille.
Retnani fut l’initiateur, dès 2014, de la première rentrée littéraire au Maroc. Que pensez-vous de cet événement ?
“Au Maroc, les rentrées littéraires ne mettent pas vraiment les livres au cœur de leurs préoccupations”
Au Maroc, les rentrées littéraires ne mettent pas vraiment les livres au cœur de leurs préoccupations. Je pense que les livres ne constituent qu’un enjeu parmi d’autres. À partir de là, il faudrait chercher à comprendre ce que signifie une rentrée littéraire au Maroc.
Jusqu’à présent, elle semble constituer un lieu de visibilité et de “pouvoir” au service de ceux qui gravitent autour des livres, et non pas un événement dédié à la visibilité du livre.
Selon un rapport de la Fondation du roi Abdul-Aziz Al Saoud datant de 2022, le nombre de titres publiés au Maroc était de 1320, dont 79 % sont écrits en arabe, 17,42 % en français, 0,38 % en amazigh et 0,30 % en espagnol. Que disent ces chiffres ?
Pour comprendre la portée de ces statistiques, il faudrait les remettre dans leur contexte. Même si des éditeurs ont existé sous le protectorat et après l’indépendance, ce n’est qu’à partir des années 1990 que les maisons d’édition ont commencé à fleurir au Maroc, d’abord de manière quantitative et, ensuite, qualitative. Ces statistiques correspondent à la réalité cumulative du secteur éditorial au Maroc.
Édité en 2018 par La Croisée des chemins, votre essai Modernités arabes, de la modernité à la globalisation a remporté le Prix du Maroc du Livre (catégorie des sciences sociales). Dans cet essai, vous analysez une “modernité disjonctive” rompant avec la dichotomie modernité arabo-musulmane/modernité occidentale. Qu’entendez-vous par là ?
J’ai essayé de comprendre la façon dont on a intériorisé, de manière certes problématique, une partie de notre passé culturel déjà pluriel et les nouvelles formes de vie qui ont façonné la société marocaine, à travers la douloureuse expérience coloniale. Une expérience qui a exercé une fascination ambiguë chez des Marocains appartenant à différentes couches sociales, pas seulement sur l’élite. La modernité disjonctive est faite de négociation permanente entre ces héritages.