Entre darija, arabe classique, amazigh et français, le Marocain finira-t-il par perdre la tête ?
À ces quatre langues s’ajoutent des dialectes régionaux comme le hassani, ainsi que des langues plus périphériques comme l’anglais et l’espagnol qui s’immiscent également dans le quotidien de la société. Qui dit histoire millénaire, dit aussi langues multiples.
Dans Les Marocains et leurs langues, un essai paru en avril 2023 aux éditions Bibliomonde, l’historien Farid Bahri s’intéresse à cette effervescence linguistique, mais aussi à toutes les contradictions dont elle découle. Si les langues forgent nos identités respectives, leur usage façonne aussi un lien aux cultures et aux pays dont elles proviennent. Interrogations et pistes de réflexions.
Pour commencer, pourrait-on résumer notre labyrinthe linguistique à une succession de compromis entre les langues ?
Oui, je dirais même compromis et compromissions. Des compromis, d’abord, pour essayer de surmonter la contradiction qu’entraînent la présence et l’usage de plusieurs langues. La darija à la maison, l’arabe classique à l’école, puis le français dans les endroits chics et huppés… Ce compromis se situe aussi au niveau des langues dont on ne reconnaît par la véritable place et l’ampleur, comme le français, pour des raisons historiques évidentes.
Mais ces compromis ne sont pas toujours assumés au grand jour. Pendant les deux grandes périodes d’arabisation qu’a connues notre pays, d’abord en 1956 puis dans le début des années 1970, la francisation a continué, puisque l’arabisation concernait finalement le petit peuple marocain, mais pas la bourgeoisie.
Le Maroc, c’est un ensemble de bulles linguistiques qui s’effleurent constamment, sans pour autant communiquer entre elles. Cela s’illustre très bien dans le fossé qui sépare les sphères intellectuelles arabophone et francophone, qui ne sont pas toujours au courant des activités pratiquées dans l’autre sphère.
C’est Amin Maalouf qui disait que “la langue a vocation à demeurer le pivot de l’identité culturelle”. Que faire de cette affirmation lorsqu’il n’y a pas une langue, mais des langues ?
» Notre bi-culturalité s’illustre déjà dans la différence entre la darija et l’arabe classique. Vient ensuite une troisième langue, et donc une troisième culture, qui elle s’ouvre sur l’Occident via le français, ou l’espagnol »
Cela donne des identités multiculturelles. Ce que dit Amin Maalouf, et il a raison, c’est que la langue est la pierre angulaire de la culture, et que la culture passe par la langue qui est une forme de découpage entre les mondes.
Notre bi-culturalité s’illustre déjà dans la différence entre la darija et l’arabe classique. Vient ensuite une troisième langue, et donc une troisième culture, qui elle s’ouvre sur l’Occident via le français, ou l’espagnol dans certaines régions. Cette multiculturalité est attestée.
Il reste ensuite à savoir s’il s’agit d’une richesse, ou d’une forme de “schizophrénie” telle que qualifiée par le philosophe français Jacques Derrida face au romancier et sociologue Abdelkébir Khatibi lors d’un débat. Une schizophrénie entendue au sens d’un dédoublement culturel, qui conduit l’individu à jongler, et risquer de se perdre, entre plusieurs identités.
Justement, la multiplicité linguistique mène-t-elle forcément à une forme d’acculturation et donc, à une perte de repères ?
« Ce n’est pas qu’on oublie sa langue au profit d’une autre, mais qu’on alterne entre elles. Typiquement, ça donne une phrase qui commence en darija, et se termine en français »
Non, la preuve étant que même pendant le protectorat, les Marocains n’ont pas été acculturés. En tout cas, pas dans leur majorité. L’acculturation a touché une minorité de Marocains, bourgeois, placés dans les écoles françaises qui étaient fermées au commun des Marocains.
Globalement, c’est une stratification des langues qui s’est opérée, avec des couches bien distinctes se déposant les unes sur les autres. Ce n’est pas qu’on oublie sa langue au profit d’une autre, mais qu’on alterne entre elles. Typiquement, ça donne une phrase qui commence en darija, et se termine en français, comme on en entend au quotidien.
Ce n’est pas tant une situation de bilinguisme, mais de diglossie, soit l’usage concomitant de plusieurs langues hiérarchisées entre elles. Finalement, chaque Marocain sait où il doit parler français, et où il peut parler darija.
Comment peut-on évaluer les divisions que crée cette multiplicité linguistique au sein de la société ? Où s’illustre la “guerre des langues”, pour reprendre le titre éponyme de l’ouvrage collectif à ce sujet ? (éd. En Toutes Lettres, 2018)
C’est là la puissance des langues, cela se traduit immédiatement dans l’aménagement de l’espace urbain par exemple, car la conflictualité entre les langues est inhérente à l’échelle sociale, et à la position que l’on occupe au sein de cette échelle sociale.
Si l’on peut s’accorder sur le fait que tous les ménages utilisent la darija, la place accordée aux autres langues va dépendre du niveau social. Le français ne circule pas dans les quartiers populaires, contrairement aux quartiers huppés.
L’amazigh est très peu pratiqué dans les grandes villes et les métropoles (à l’exception d’Agadir), et l’usage de l’arabe classique est cantonné à des sphères intellectuelles ou professionnelles. Autrement dit, la conflictualité entre les langues se retrouve dans l’organisation même de la société.
À titre personnel, où vous situez-vous dans le débat autour de la place qui devrait être accordée à la darija ?
Bien que ce débat ne soit pas l’objet de cet essai, je pense que chacune de ces deux langues a sa place, et qu’on devrait continuer à enseigner à l’école en arabe classique. J’épouse entièrement les arguments présentés par Abdellah Laroui à ce sujet (lors d’un débat sur 2M face à Noureddine Ayouch en 2013, ndlr).
La maîtrise de l’arabe classique, qu’elle se traduise dans un usage quotidien de la langue ou pas, permet l’acquisition d’un patrimoine culturel qui remonte à l’apparition de l’islam. Le partage de la langue arabe, c’est notre échange avec nos ancêtres lointains.
Dans le paysage linguistique actuel, l’introduction de la darija dans l’enseignement ne peut que mener à une perte sèche de l’arabe classique. Quant à la place de la darija, elle n’a pas besoin d’être justifiée, car elle est déjà spontanément présente.
Vous décrivez le Marocain comme un “clandestin linguistique”, un “locuteur à mobilité réduite”. Que signifie concrètement cette locution limitée dans l’espace public ?
Cela renvoie à la destinée de la darija qui, depuis sa création, reprend petit à petit des termes empruntés à d’autres langues. Le locuteur à mobilité réduite, celui qui ne parlerait que darija, est contraint de pêcher à droite et à gauche des termes à travers les autres langues pour exprimer une idée.
Les perspectives d’enrichissement de la darija en tant que langue constituent un paradoxe : tout au long de son histoire, elle a emprunté des mots à l’arabe classique, au turc (près de 300 à 400 mots selon certains linguistes !), à la langue punique, plus récemment au français et à l’espagnol… Elle s’enrichit effectivement, mais sur de très longues périodes, tout en restant sous perfusion de langues reconnues comme étant supérieures.
L’amazigh aussi engendre des réflexions dans votre essai. Cette langue est-elle réduite aujourd’hui à un statut de langue officielle symbolique, dans la mesure où elle affirme une vérité historique mais ne constitue pas une langue parlée, comprise et écrite par les Marocains au quotidien ?
C’est une langue officielle de seconde zone, oui. On peut lire l’amazighisation de la société marocaine comme un couloir de tranquillité politique. Reconnaître l’amazigh comme langue officielle en 2011, c’était reconnaître, et donner une garantie aux populations amazighes que leur patrimoine est marocain.
Mais c’est une langue qui demeure folklorique et périphérique aux usages quotidiens. Bien qu’elle ait été introduite dans l’enseignement public, je ne pense pas que les générations futures parleront spontanément cette langue.
Comment interpréter tous les appels au sein de la population, d’autant plus récurrents en temps de crise diplomatique, à minimiser, voire se débarrasser du français au Maroc ? Est-ce seulement possible de le faire ?
C’est une forme d’ignorance de l’histoire qui m’agace. Au lendemain de l’indépendance, le Maroc n’a pas détruit certaines des institutions fondées par Lyautey.
Comment peut-on penser aujourd’hui éradiquer le français alors que même pendant l’arabisation, qui était en fait la marocanisation de la société, on a fait appel à 8000 coopérants afin de continuer à enseigner le français ?
Je pense surtout qu’il faut cesser ce fantasme de ponts entièrement coupés avec la France : il peut y avoir des conflits, mais le Maroc et la France ne seront jamais des pays étrangers l’un pour l’autre.
Outre toutes ces considérations politiques, il y a eu un processus d’appropriation de la langue française au Maroc s’étalant sur des dizaines d’années, qui fait que le français est aujourd’hui une langue du Maroc, et ce indépendamment de la France. Il existe une langue française du Maroc, différente du français pratiqué dans l’Hexagone.
Étonnamment, l’anglais, qui connaît une émergence assez impressionnante, occupe une place plus réduite dans votre réflexion. Est-ce parce que son importance dans le paysage linguistique vous semble encore trop faible ?
Il y a effectivement beaucoup de bruit autour de l’anglais. Pour ma part, je ne lui prédis pas l’émergence que beaucoup s’accordent à lui donner. Les pays où l’anglais occupe une place de premier choix partagent un passé colonial avec le Royaume-Uni, comme l’Inde et le Nigéria.
Ce n’est pas le cas du Maroc, qui épouse non pas un anglais victorien, mais un anglais véhiculaire, généralisé et superficiel, qui est symptomatique de l’ouverture du pays à la mondialisation, et donc à l’anglophonie.
Toutes les jeunes générations, partout dans le monde, se sentent attirées par l’anglais. Je n’y vois pas une particularité marocaine, ou une spécificité de la langue anglaise au Maroc.