L'écrivain palestinien Jadd Hilal : “C’est aux artistes de redonner son nom au mot empathie”

Jadd Hilal, écrivain d’origine palestinienne, signe son troisième roman, “Le caprice de vivre”, aux éditions Elyzad. Un récit mené par Humam, jeune écrivain trentenaire, qui questionne de plein fouet le vécu de l’exil et de l’arabité en Occident. Trois semaines après l’attaque du Hamas, Jadd Hilal interroge le regard de l’écrivain en temps de guerre.

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Professeur de lettres et de philosophie, Jadd Hilal a soutenu une thèse sur l’empathie. Un mot qui ne peut que faire écho aux réactions du monde entier face au flux incessant d’images de guerre provenant de Gaza depuis trois semaines.

Le caprice de vivre
de Jadd Hilal, aux éditions Elyzad.

L’écrivain, à la fois français, libanais et palestinien, a publié un troisième roman, Le caprice de vivre, aux éditions Elyzad, dans lequel la littérature tente de dialoguer avec l’identité. Humam, protagoniste palestinien vivant à Paris, essaie de se trouver en tant qu’écrivain ailleurs que dans le nationalisme arabe qui a marqué les générations qui l’ont précédé.

Pourtant, nous dit Jadd Hilal, nos origines finissent inévitablement par nous rattraper via ce besoin naturel de “défendre les siens”. Un ressenti partagé par le personnage du roman, mais aussi par son auteur qui s’exprime, depuis quelques semaines, sur la guerre à Gaza.

“Le caprice de vivre” est sorti en août dernier. On retrouve quelque chose de doux et de léger dans le récit de Humam, cet écrivain d’origine palestinienne, qui contraste finalement avec tout ce nous lisons du monde arabe ces dernières semaines…

Oui, parce qu’il est en quelque sorte loin de la réalité. Les trois personnages de ce roman ont créé une sorte de bulle dans leur appartement de la rue Monge, qui les coupe du reste du monde. Cette bulle, c’est un cocon de sécurité dans lequel ils s’enferment, car chacun d’entre eux a du mal avec le monde social.

J’ai voulu raconter l’histoire de ces trois personnages arabes à Paris en huis clos, en marquant une séparation entre l’intérieur et l’extérieur. Warda, par exemple, est un personnage qui a un rapport si radical à la vérité qu’elle ne peut pas interagir avec le reste du monde.

Souleyman, lui, est quelqu’un qui refuse la dynamique, le mouvement perpétuel des choses. Humam est dépassé par une réalité qui lui échappe constamment. La maison et l’intérieur se présentent toujours à eux comme un refuge dont ils ont du mal à se défaire.

Humam tient à avoir un rapport assez distancié à son identité, son origine. Y parvient-il vraiment ?

Jadd HilalCrédit: DR

Le lien de ce personnage à son identité est à la fois ambigu et contradictoire. Quand on est exilé, le rapport que l’on peut entretenir à son identité n’est jamais simple.

Les parents de Humam l’ont toujours obligé à se sentir palestinien, et ont voulu lui inculquer une fibre patriote que lui pense ne pas ressentir. Alors, sa réponse est de rejeter cette identité… Au point que ça le ronge de l’intérieur.

Derrière ce rejet, il y a cette volonté de ne revendiquer aucune appartenance, d’être un anonyme. Pourtant, il ne se sent pas à l’aise dans cette position non plus, et ne parvient pas, tout au long du roman, à résoudre ce problème.

C’est toute l’ambivalence de l’identité, ce tiraillement constant entre le repli sur une origine et le rejet de celle-ci. Je travaille actuellement sur un deuxième tome de ce roman : peut-être que Humam parviendra à trouver une réponse.

Au contraire, il y a autre chose à laquelle il tient : c’est cette fameuse image des Arabes en Occident dont il a toujours senti le poids. Que nous dit cette nécessité qu’il ressent de ne pas “la salir” ?

Les représentations négatives des Arabes l’agacent parce qu’il est convaincu, à juste titre, que cela contribue au doigt pointé constamment sur l’arabité, et que ça retombera sur lui. Il y a quelque chose de très égoïste dans cet argument, mais pas que.

Je pense qu’il y a un temps dans l’histoire où ce n’est pas l’individu qui s’engage, mais l’extérieur qui engage l’individu. Je veux dire par là que, parfois, c’est le contexte qui produit une identité.

Et dans le contexte actuel de rejet du monde arabe en Occident, il y a cette idée qui ressort, naturelle et légitime, qu’en tant qu’Arabe, il faut défendre les siens.

Bien qu’il ne veuille pas l’être, Humam finit par se sentir concerné. Et pour ce jeune écrivain, cette défense passe par la production d’une littérature dont le but est produire d’autres représentations des siens que celles qui sont constamment véhiculées.

À l’instar de votre personnage, ressentez-vous, vous aussi, cette responsabilité en écrivant quant aux représentations que véhiculent vos textes ?

Oui, mais pas dès le début. Je ne me suis rendu compte qu’en écrivant, et après avoir écrit mon roman, que je souhaitais réellement proposer un contre-point aux représentations qui sont actuellement produites sur le monde arabe. Celles-ci émanent d’un discours politique, qui n’a aucun mal à associer Hamas et Daech par exemple et à véhiculer un racisme ambiant, mais aussi d’un discours culturel.

Et ça, c’est encore plus pervers. Dans le monde de la culture, il y a une façon négative de représenter le monde arabe, parfois promue par les auteurs eux-mêmes ! Il est plus vendeur de le décrire comme un monde de sauvages, peuplé d’arriérés… Même les éditeurs sont friands de ça.

Ma manière à moi de surmonter ça, c’est de créer des personnages décomplexés, progressistes, qui n’attendent pas d’être émancipés.

Humam prône une littérature universelle qui ne connaît aucune nationalité ni frontière. Cela peut-il vraiment exister ?

C’est là toute la question, et le personnage le comprend au fur et à mesure. Il faut penser sa trajectoire comme une quête. Au début, il est convaincu que la meilleure manière d’échapper aux représentations, c’est d’effacer son origine et de produire des textes qui n’ont rien à voir avec son territoire, parce que la littérature est le seul lieu de l’universel.

C’est d’ailleurs un point de vue qui revient souvent chez les auteurs de ma génération, et qui aurait été impensable pour celle d’avant pour qui la littérature doit absolument s’incarner dans un territoire.

“L’universalisme demeure un produit de l’homme blanc. Qu’on le veuille ou non, l’origine compte”

Jadd Hilal

Je pense que cet universalisme en littérature, tel que le conçoit Humam, n’existe pas pour l’instant. L’universalisme demeure un produit de l’homme blanc. Qu’on le veuille ou non, l’origine compte.

Le problème pourrait être formulé autrement : si on croit à la littérature sans origine, est-ce qu’on se sent moins vu comme un Arabe quand on l’écrit ? La réponse est non, inévitablement.

“Même les décès et les morts sont instrumentalisés”, dénonce l’écrivain.Crédit: DR

Parvenez-vous à vous identifier à toute cette génération d’auteurs palestiniens qui ont marqué et forgé la cause palestinienne par leurs écrits ?

C’est une question très difficile pour moi, dont la réponse a évolué. Il y a un temps, j’ai pu penser qu’il était beau de se dire que certains lieux pouvaient être préservés des origines, qu’on pouvait écrire des choses parce qu’on écrit, et non pas parce qu’on est palestinien. Mais je me suis aussi rendu compte que les contextes nous obligent à endosser une identité géographique, et que c’est un devoir de le faire.

C’est quand on subit une identité qu’on peut se sentir emprisonné. Mais lorsqu’on choisit de la revendiquer et de la représenter, on demeure libre.

Dans l’absolu, je pense pouvoir dire que mon engagement en littérature est détachable de la question palestinienne. Mais dans les faits, j’écris avec le ventre, et tout ce que je vois et ressens actuellement, même à mon insu, ne peut être dissocié de cette cause.

Depuis trois semaines maintenant, la Palestine, Israël, le Hamas, sont sur toutes les lèvres. On s’adresse aux experts, journalistes sur le terrain, aux politiciens… Qu’apporte le regard de l’écrivain palestinien ?

“Elle est là, la vraie tragédie de la cause palestinienne : le monde s’est habitué à son atrocité”

Jadd Hilal

Ce qu’on entend surtout, c’est un discours institutionnel, médiatique et chiffré, qui est certes nécessaire pour s’informer. Le problème, c’est qu’on ne peut pas toujours entrer en empathie avec des chiffres, auxquels on finit malgré nous par s’habituer. Même les décès et les morts sont instrumentalisés. Elle est là, la vraie tragédie de la cause palestinienne : le monde s’est habitué à son atrocité.

La récurrence des chiffres et des bilans a normalisé le contexte inhumain dans lequel vivent les Palestiniens ainsi que cette politique coloniale d’occupation qu’ils subissent depuis des décennies. Je pense que le regard de l’écrivain intervient pour lutter contre cette banalisation, car à la différence des chiffres, le récit inscrit la souffrance et l’horreur dans des trajectoires de vie.

C’est aux écrivains et aux artistes de redonner son nom au mot empathie. Car l’empathie, ce n’est pas qu’une réaction émotionnelle à des images chocs, c’est une identification rationnelle à une histoire qui prend du temps. Et malheureusement, le temps n’est pas un critère dans la traduction de ce conflit.

Vous êtes français, libanais et palestinien. Qu’apportent ces multiples identités au regard que vous portez aujourd’hui sur la guerre entre la Palestine et Israël ?

“On ne peut pas observer toutes les réactions que suscite cette guerre à travers le monde sans prendre en compte le racisme ambiant qui pèse sur les Arabes”

Jadd Hilal

Elles me rappellent que si cette guerre est ancrée dans un territoire, elle est révélatrice de dynamiques qui la dépassent largement. Cette guerre, au fond, nous renvoie à la question de ce que signifie d’être arabe dans le monde aujourd’hui.

On ne peut pas reprocher aux gens de se sentir brimés, quand toutes les raisons qu’ils ont de se sentir arabe sont pleines d’amalgames. On ne peut pas observer toutes les réactions que suscite cette guerre à travers le monde sans prendre en compte le racisme ambiant qui pèse sur les Arabes.

“L’amalgame, c’est de mettre sur le même plan un groupe comme le Hamas et le gouvernement de Netanyahu, en oubliant qu’il s’agit d’une situation asymétrique entre un occupant et un occupé”, dénonce Jadd Hilal.Crédit: AFP

À quoi vous font réfléchir les images de Gaza qui nous parviennent en ce moment ? Que reflètent-elles avant tout pour vous ?

Des amalgames partout. Le premier, c’est de mettre sur le même plan un groupe comme le Hamas et le gouvernement de Netanyahu, en oubliant qu’il s’agit d’une situation asymétrique entre un occupant et un occupé.

“Que le Hamas commette des actions condamnables et déplorables est une chose. Que l’on justifie qu’un État, utilise la loi du talion et l’assassinat de civils en tant que politique de justice et de réparation sociale en est une autre”

Jadd Hilal

Que le Hamas commette des actions condamnables et déplorables est une chose. Que l’on justifie qu’un État, qui plus est au cœur des enjeux internationaux, utilise la loi du talion et l’assassinat de civils en tant que politique de justice et de réparation sociale en est une autre.

Un autre amalgame, insoutenable, consiste à penser que le Hamas a déclenché la guerre le 7 octobre. On oublie trop facilement que Gaza vit dans une situation de non-droit depuis des décennies. Les résolutions et discours de l’ONU n’ont rien changé à la situation abjecte sur le plan humain dans laquelle vit cette population.

On en arrive à la situation où les gens n’ont plus rien à perdre : c’est le symptôme, et non pas la cause, d’une situation qui ne peut plus perdurer. Si les juifs se sentent aujourd’hui menacés, à juste titre, par la multiplication d’actes antisémites, les responsables sont bien sûr le Hamas, mais aussi le gouvernement d’Israël qui dessert son propre peuple.

Que représente le fait de prendre la parole sur ce sujet pour vous aujourd’hui ? Un risque, une difficulté, une nécessité ?

Tout cela en même temps. Je me fais traiter à la fois d’antisémite et d’islamophone. Ça n’a plus aucun sens. Il suffit de montrer une image pour qu’un avis soit tout de suite jeté. Aucune place n’est jamais laissée au débat. Mais on ne peut pas passer son temps à se plaindre du biais médiatique, et se permettre de refuser de prendre la parole pour faire entendre la cause du peuple palestinien. C’est impossible. Alors, il faut continuer à parler.

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