L’innovation et les brevets : des premiers partenariats technologiques à l’autonomie puis à la domination mondiale
Lors du développement des relations économiques des pays occidentaux avec la RPC, après la reconnaissance par la France en 1964, puis par les États-Unis en 1978, les premiers accords ont porté sur un “partenariat stratégique”, avec le déploiement en Chine de technologies avancées.
Côté français, les projets dans le ferroviaire ou le nucléaire civil ont débouché sur d’importants contrats. L’exemple le plus notable est la centrale nucléaire de Daya Bay. Plus tard, les partenariats se sont équilibrés, avec des ventes et coopérations notamment dans l’aéronautique (Airbus), accompagnées de “transferts technologiques”. Avec le temps, la Chine a acquis connaissances et savoir. Elle est devenue moins dépendante des technologies occidentales et a pu développer ses propres technologies.
Aujourd’hui, d’après un rapport de l’Australian Sciences Policy Institute (ASPI), la Chine est en tête dans la compétition technologique mondiale et devance les États-Unis dans 37 des 44 technologies dites “critiques” identifiées par l’ASPI. Parmi celles-ci : les communications radiofréquences (5G, 6G), l’hydrogène, les batteries électriques, les nano-matériaux, les revêtements avancés, les super-condensateurs, l’hypersonique… Dans huit d’entre elles, le risque que la Chine devienne monopolistique est jugé élevé.
Même si cette étude se base sur les innovations technologiques et pas sur leur commercialisation, il est clair que les transferts de technologies des décennies précédentes ont porté leurs fruits.
Cela s’est traduit, pour les entreprises occidentales, par un recul sur les marchés internationaux. L’éolien, le ferroviaire ou l’aéronautique en sont des exemples notables : après des transferts de technologies vers la Chine, les entreprises occidentales de ces secteurs ont été fortement concurrencées, voire dépassées par des entreprises chinoises. Sur les marchés émergents, la croissance chinoise est spectaculaire. L’exemple le plus commun concerne les véhicules électriques. Dans ce domaine, la Chine représentait 60 % du marché mondial en 2022 :
Plus généralement, en matière d’innovation et de technologies émergentes, l’analyse des dépôts de brevets donne une idée de l’activité. Selon le World Intellectual Property Office (WIPO ou OMPI en français, affilié aux Nations unies), la Chine devance de loin et depuis longtemps les autres pays pour les dépôts de brevets :
La Chine se concentre surtout sur les domaines de l’informatique, des télécommunications et de l’électronique. Aujourd’hui, Huawei est le premier déposant mondial, très loin devant Samsung.
Pour nuancer ces indicateurs, l’OMPI publie aussi le “Global Innovation Index”, basé sur 80 paramètres, intégrant l’environnement politique, la réglementation, la formation, les infrastructures, les marchés financiers, etc. en plus des innovations à proprement parler. La Chine arrive alors à la 11e place (en progressant chaque année), avec des résultats performants sur les critères clés : 1 ʳᵉ place au classement PISA qui compare les performances des systèmes éducatifs, 2e place pour le nombre de clusters technologiques, 3e place pour les dépenses de R&D financées par les entreprises…
Les publications scientifiques et la recherche : de la quantité à la qualité
La revue Nature a publié un indicateur agrégeant les données des 82 plus grandes revues scientifiques du monde. Il permet de classer les organismes de recherche à l’échelle mondiale. La Chinese Academy of Sciences (CAS) arrive en tête devant Harvard, la Max Planck Society et le CNRS. Avec plus de 60 000 chercheurs, elle représente le double du CNRS, qui a longtemps été le plus grand organisme de recherche du monde. Ses dépenses pour la science et la technologie s’élèvent à près de 5 milliards de dollars (le CNRS a un budget de 4,4 milliards de dollars). Elle accueille de grandes infrastructures de recherche, parmi les plus importantes du monde.
Au niveau individuel, c’est-à-dire au niveau des chercheurs, la Chine a longtemps misé sur le recrutement des meilleurs mondiaux, avant de progressivement permettre à une nouvelle génération de briller sur la scène internationale.
Aujourd’hui, les chercheurs chinois se positionnent de mieux en mieux dans les classements internationaux. Pour éviter les difficultés liées à l’analyse d’une production scientifique de masse de faible qualité, de nouveaux indicateurs sont utilisés, comme le nombre de citations des articles publiés (ce qui montre leur intérêt pour la communauté, même s’il existe des biais). Parmi ces nouveaux indicateurs, l’AD Scientific Index (Alper-Doger Scientific Index) est le plus en vue. Il s’appuie sur 9 paramètres mêlant publications et citations. Il ressort de son classement mondial qu’il y a, en 2023, 304 chercheurs chinois dans le Top 10 000, 1 982 dans le Top 50 000 et 4 178 dans le Top 100 000. À titre de comparaison, les chercheurs français sont pratiquement moitié moins nombreux : 177 dans le Top 10 000, 1 214 dans le Top 50 000 et 2 856 dans le Top 100 000. Même si avec ce classement, les États-Unis ne voient pas leur leadership menacé, la Chine apparaît maintenant, qualitativement, comme une puissance scientifique devançant la plupart des grands pays occidentaux.
Au niveau des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, les classements internationaux montrent aussi une percée de la Chine. On retrouve par exemple 16 établissements chinois sur les 25 premiers du classement de Leiden, qui classe les universités selon le nombre de publications scientifiques de leurs chercheurs, en fonction de critères à la fois quantitatifs (nombre total de publications scientifiques) et qualitatifs (uniquement les publications dans le Top 10 % des revues les plus cotées).
Globalement, la Chine apparaît aujourd’hui comme un pays disposant de ses propres capacités de recherche et d’innovation, rivalisant avec les meilleurs mondiaux, voire les dépassant.
Conclusion : espionnage et protectionnisme ?
Depuis plusieurs décennies, les pays occidentaux soupçonnent la Chine de se livrer à un espionnage à large échelle, aussi bien dans le domaine militaire que dans les domaines scientifiques, technologiques et industriels. Les auteurs de l’ouvrage de 2013 Chinese industrial espionage : technology acquisition and military modernisation analysent les moyens de captation de l’information scientifique, notamment par les transferts de technologies, via la diplomatie chinoise, les entreprises sino-américaines ou chinoises aux États-Unis et la diaspora de scientifiques et d’entrepreneurs innovants installée en Europe et aux États-Unis. L’attraction vers la RPC de scientifiques occidentaux et la délocalisation en Chine de centres de R&D y participeraient, de même que la mobilisation des étudiants chinois acquérant leur savoir-faire dans les universités occidentales.
Les procès pour “cyber espionnage” se sont multipliés aux États-Unis, comme celui concernant le vol de brevets de l’entreprise de haute technologie American Superconductor. En France aussi, plusieurs affaires ont défrayé la chronique, comme celle de l’étudiante Li Li Whuang, arrêtée pour espionnage industriel en 2005 après son stage chez Valeo. De nombreux autres soupçons ont été révélés en 2019 dans l’ouvrage d’Antoine Izambard France-Chine, les liaisons dangereuses).
Ces affaires montrent que la progression de la Chine et même sa position dominante n’empêcheraient pas une concurrence féroce accompagnée d’espionnage, un peu comme cela peut se rencontrer dans le monde des affaires où une entreprise dominante continuera à surveiller ce que font ses concurrents directs ou indirects. Face à ces pratiques, le protectionnisme revient en force. En France, l’Inspection générale des finances (IGF) a publié en 2022 un rapport sur “les enjeux de la protection des savoirs et savoir-faire dans les domaines de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique” et le Sénat a rendu public en 2021 un rapport d’information intitulé “Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques”. Des efforts peut-être insuffisants et tardifs…