En Afrique, l’ambition de créer un marché commun a germé en 1991 dans le cadre du traité d’Abuja, aboutissant à la création en mars 2018 de la Zone de Libre-Echange Continentale Africaine, la ZLECAF. La mise en œuvre de cette zone de libre-échange régionale est décrite comme une opportunité significative pour construire une Afrique prospère.
C’est à l’évaluation de ces opportunités et à la compréhension des facteurs de réussite de la ZLECAF que l’ESSEC Afrique et la Chambre Africaine de Commerce et de Services (CACS) ont consacré une table ronde réunissant des dirigeants et des experts internationaux sur le sujet. Les analyses présentées invitent à faire preuve d’un optimisme prudent s’agissant de la pleine mise en œuvre de la ZLECAF et à dépasser les facteurs de blocage de la Zone de Libre-Échange Africaine.
Un optimisme prudent au regard des défis à relever
En matière de contribution de l’Afrique au commerce mondial qui ne dépasse pas les 3%, comme en matière de commerce intra-africain qui s’élève à 16% des échanges des pays, contre 60% en Europe et en Asie, la ZLECAF est perçue comme une opportunité majeure pour le continent. Sa mise en œuvre permettrait de mener à bien les réformes de fond pour stimuler la croissance au sein des pays Africains, à travers la facilitation du commerce, la réforme des marchés et la stimulation de la production des biens et des services.
A titre d’exemples, la ZLECAF pourrait générer 300 milliards de dollars de gains pour les pays africains uniquement par les mesures de facilitation du commerce, notamment par la levée des freins bureaucratiques, la simplification des procédures douanières ou l’harmonisation des normes sanitaires, techniques et commerciales au sein du continent. Elle permettrait de sortir 30 millions d’Africains de la pauvreté et d’augmenter les revenus de plus de 60 millions qui vivent avec plus de 5 dollars par jour. La ZLECAF augmenterait les revenus de l’Afrique de plus de 450 milliards de dollars d’ici 2035 et accroitrait les exportations africaines de plus de 560 milliards de dollars.
C’est dire que les espoirs sont grands. Mais le risque est que tout cela ne reste qu’un potentiel, car les espoirs se heurtent aux carences du continent, que les experts invitent à dépasser par des réformes profondes et potentiellement douloureuses à court terme pour certains pays.
Le chemin difficile vers l’intégration continentale
Si la ZLECAF vise à consolider les acquis et à intégrer les huit Communautés Économiques Régionales (CER) du continent, la pertinence de s’appuyer sur les CER pour atteindre l’intégration économique est questionnée. Car les situations sont contrastées en matière d’accords institutionnels, de dynamisme, d’affinités commerciales, de structures de spécialisation et de réseaux des échanges au sein de chacune des communautés régionales.
A ces disparités, s’ajoute l’interpénétration entre les Communauté Economiques Régionales dont certains membres appartiennent à plusieurs communautés, rendant le développement du commerce difficile et peu lisible. Les distorsions semblent fortes au sein des communautés et au niveau de la ZLECAF dans son ensemble.
Ce constat invite à repenser un développement plus collectif et intégré du continent. D’abord, en s’appuyant sur les acquis des Communautés Économiques Régionales dynamiques et en restructurant les autres autour d’ensembles plus cohérents, capables de commercer entre eux. Ensuite, en créant des mécanismes redistributifs de solidarité pour compenser les efforts des pays perdants dans l’immédiat et soutenir leur engagement au sein de la Zone de Libre-Échange. Il s’agit d’assurer une tolérance politique des efforts vers la ZLECAF et d’éviter la pente naturelle des exemptions pour certains pays, qui détruit les efforts collectifs.
Infrastructures et industrialisation, préalables au commerce.
Si la ZLECAF apporte une promesse de développement économique pour le continent, la réalisation de cette promesse passe par la concrétisation de liens économiques et des flux commerciaux entre les pays. Or, en l’état, les conditions ne semblent pas toutes réunies.
Premièrement parce que les infrastructures portuaires, routières et de chemin de fer et les voies logistiques majeures du continent – partiellement héritées de l’époque coloniale ou construites plus récemment avec l’aide de grandes puissances comme la Chine – ont été, d’abord, pensées pour exporter les matières premières du continent vers l’extérieur, plutôt que pour commercer entre les pays Africains.
Deuxièmement, parce que la faible industrialisation de la majorité des pays et les structures de spécialisation créent peu d’opportunités pour un commerce dynamique au sein de la ZLECAF et des Communautés Régionales. En l’état des choses, seuls quelques pays, notamment d’Afrique Australe et du Nord, peuvent profiter pleinement des opportunités de la ZLECAF. Une grande partie des pays ne pourra pas commercer, car elle n’a pas de produits différenciés à échanger. A défaut d’une politique ambitieuse d’industrialisation, la potentialité de gains dans les échanges et la transformation du commerce en développement resteront très limitées. Les agendas de facilitation du commerce et d’industrialisation doivent être co-construits autour de chaînes de valeur régionales. Le secteur privé devra prendre toute sa responsabilité à travers les projets industriels et le financement des investissements, d’une part, et, à travers le développement de partenariats et de stratégies d’internationalisation efficaces pour conquérir les marchés extérieurs, d’autre part.
Troisièmement, certaines barrières non tarifaires, telles que les barrières techniques, sanitaires, les mesures de contingentement, les mesures de contrôle des prix, l’accès aux devises et le contrôle des investissements, sont intentionnellement maintenues à la demande d’industries ou de secteurs qui sont parfois faiblement compétitifs. En raison du manque de stratégie industrielle ou des moyens insuffisants pour soutenir le développement des industries nationales, les gouvernements érigent des protections économiques qui, de fait, favorisent une capture de la rente commerciale. L’élimination de ces barrières non tarifaires sera douloureuse dans plusieurs pays. Elle devra s’accompagner d’un renforcement des règles de bonne gouvernance et d’une saine concurrence à l’échelle continentale et dans chaque pays, condition majeure pour maintenir la confiance des investisseurs dans les règles du jeu.
L’Afrique est à la croisée des chemins et des défis pour s’engager dans une voie de développement soutenable et inclusif, à travers la ZLECAF. Mais cette voie appelle une volonté politique forte pour inventer un paradigme de développement propre au continent, en phase avec ses réalités et ses contraintes.
Hicham SEBTI
Directeur Adjoint – ESSEC Afrique