[Tribune] Sociétés régionales multiservices : le grand renoncement de l’État ?

« État fort, société forte » fut le mot d’ordre du Nouveau modèle de développement (NMD). Une sorte de grille de lecture et de clé de compréhension, en peu de mots, des multiples réformes proposées par la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD). Seuls les lecteurs avertis du rapport de la CSMD avaient pris toute la mesure du sens complexe et multidimensionnel de ce diptyque.

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Pour le NMD, la force de l’État et celle de la société ne pouvaient s’envisager que dans un rapport d’équilibre et de complémentarité. Un État fort est une vue de l’esprit quand la société est exsangue et, inversement, une société ne peut se renforcer sans l’existence d’une autorité publique respectée et efficace. Mais un État fort n’est pas un État qui exerce sa « violence légitime » au sens wébérien du terme sans règles de droit et sans discernement. La puissance d’un État ne se mesure pas à l’aune de la performance de ses services de sécurité ou de la sévérité de ses sentences judiciaires.

Mohammed BenmoussaCrédit: DR

C’est au contraire un État qui garantit l’effectivité des droits politiques et économiques de tous les citoyens. Un État qui veille à la sécurité, à la dignité et aux libertés des Marocains et les protège face aux vulnérabilités et aux crises pour leur permettre de s’autonomiser et de déployer leur énergie au service de leur propre épanouissement.

C’est aussi un État qui assume pleinement ses responsabilités de planification stratégique, de régulation et de développement-investissement. Le cas des sociétés régionales multiservices (SRM) est un parfait exemple de la mauvaise compréhension par l’Exécutif du sens à donner à un État fort.

À l’heure où ces lignes sont écrites, les SRM font l’objet d’un projet de loi approuvé en commissions permanentes de la Chambre des Représentants et des Conseillers. Hormis quelques amendements de pure forme validés par le ministre en charge du dossier dans le cadre des débats au sein des commissions précitées, le texte originel présenté par le gouvernement est resté inchangé sur l’essentiel de son contenu, alors que les représentants de la Nation l’ont voté en l’état le 12 juin.

Deux partis politiques, le PPS et le PJD, ont voté contre la mouture finale, tandis que l’USFP s’est abstenue et le MP s’est rétracté à la dernière minute en approuvant le texte après avoir pris l’engagement de s’y opposer. Mais que renferme-t-il de si inquiétant pour justifier son rejet ? C’est à la fois sa philosophie générale et ses dispositions qui sont en cause, parce qu’elles montrent à quel point l’État semble renoncer à l’une de ses fonctions régaliennes au profit du secteur privé, celle de garantir le droit d’accès de tous les citoyens à l’eau, l’électricité et l’hygiène.

Drôle de conception d’un État fort que celle d’un gouvernement qui érigerait la « privatisation heureuse » en mode de gouvernance

La philosophie générale du projet de loi est un encensement de la délégation de services publics de proximité au secteur privé, qui serait un gage d’efficacité économique et une solution providentielle aux déséquilibres des finances publiques, incapables d’assumer les besoins grandissants d’investissements en infrastructures. Drôle de conception d’un État fort que celle d’un gouvernement qui érigerait la « privatisation heureuse » en mode de gouvernance et confierait le sort de millions d’usagers des services publics aux desiderata des détenteurs du capital privé et à leurs injonctions de rentabilité financière.

Cette philosophie générale se caractérise, en fait, par deux méconnaissances, l’une exogène et l’autre endogène à notre pays. Elle ignore le courant de remunicipalisation des services publics qui a lieu un peu partout dans le monde depuis le début de la décennie 2000 et qui privilégie un mode de gestion publique décentralisée en lien avec les citoyens. Cette forme de gestion permet d’assurer la qualité et l’universalité du service aux citoyens tout en répondant aux défis environnementaux et climatiques. Petits villages et grandes métropoles ont décidé de tourner définitivement la page du Consensus de Washington et de remettre les services essentiels à la vie entre les mains du public. La liste de ces villes est longue : Hambourg, Oslo, Paris, Nice, Montpellier, Aix-en-Provence, Grenoble, Barcelone, Nottingham, Leeds, Bristol, Vilnius, Boulder (Colorado), etc.

La seconde méconnaissance relève de l’histoire même de notre pays et se réfère aux épisodes douloureux que la privatisation des services publics a fait subir à nos concitoyens : concession opaque à la Lydec à Casablanca en 1997 lui permettant de faire remonter des redevances et des dividendes à sa maison mère dès la 2èmeannée d’exploitation dans un contrat qui en comptait trente, manifestations à Tanger en octobre 2015 contre Amendis à cause des factures d’électricité exorbitantes conduisant le chef de gouvernement et le ministre de l’Intérieur à se rendre sur place pour apaiser les esprits et ramener le calme, faillite de la raffinerie marocaine de pétrole La Samir…

Quant aux dispositions du projet de loi proprement dites, nombreux sont les articles qui sont entachés de failles importantes et qui, finalement, disqualifient le texte dans sa globalité. Ainsi en est-il des articles suivants, à titre d’illustration :

Article 2 : L’initiative de la création des SRM provient de l’État représenté par le ministère de l’intérieur, alors qu’elle devrait émaner des régions et autres collectivités territoriales conformément à l’esprit de la Constitution (article 40), aux dispositions de l’article 83 de la loi organique relative aux communes et aux recommandations du NMD qui préconise la création des « Autorités Régionales de Développement » et des« Sociétés de Développement Régional et Local » sous le leadership des régions.

Article 3 : Le capital social des SRM peut être détenu jusqu’à 90 % par le secteur privé, l’État se contentant d’une quote-part symbolique de 10 % et renonçant de facto à peser sur les décisions stratégiques, les choix d’investissement, la politique tarifaire, la politique de recouvrement, la politique de distribution des dividendes, la nomination des dirigeants…, ni même à exercer les prérogatives d’un simple actionnaire détenteur d’une minorité de blocage.

Article 4 : L’État délègue aux SRM une fonction régalienne cruciale qui est celle de l’expropriation, donnant ainsi un pouvoir démesuré à des investisseurs privés dont on n’est pas sûr qu’ils en feraient un bon usage au service de l’intérêt général. Après la double diffraction de l’État, horizontale (instances constitutionnelles et agences dites indépendantes) et verticale (décentralisation et normes internationales), le gouvernement invente une diffraction d’un autre type, une sorte de rencontre de 3èmetype, en transférant le pouvoir d’expropriation au patronat !

Article 5 : L’attribution des concessions de service public aux SRM se fera par entente directe, bafouant ainsi les règles de transparence financière et de libre concurrence, ainsi que les dispositions du décret sur les marchés publics.

Article 9 :  Le principe de l’équilibre financier est érigé en règle de gestion des SRM, considérant que l’accès à l’eau, l’électricité et l’hygiène n’est plus un droit garanti par l’État mais un bien marchand répondant à la loi de l’offre et de la demande et aux critères purement financiers.

Articles 11 et 14 : Tous les actifs, équipements et installations nécessaires à l’exploitation des SRM seront mis à leur disposition à titre gracieux sans inventaire préalable et sans évaluation indépendante. Le patrimoine appartenant à l’ONEE et aux régies communales leur sera donc transféré sans autre garantie financière que le statut juridique des fonds de retour. Les biens appartenant à l’ONEE seront inventoriés et évalués dans un délai de 3 années pour être transférés aux communes avec une exonération fiscale, alors que seule une loi de finances peut valablement accorder ces dérogations fiscales.

Le projet de loi sur les SRM présente des risques et des faiblesses. La majorité des représentants de la Nation au Parlement ne s’en aperçoit pas, par méconnaissance ou par volonté délibérée. Mais serait-ce aussi le cas de l’opinion publique ? Il est permis d’en douter, même si elle a choisi de rester silencieuse.