Ahmed El Falah et Safaa Amrani partagent désormais une même date clé, qui restera gravée dans leurs esprits. Le 20 mars dernier, ces deux jeunes auteurs rbatis publiaient chacun leur tout premier manuscrit aux éditions Le Sélénite. Une petite maison d’édition indépendante, fondée par Pierre Pascual et installée dans la capitale depuis 2021.
Ensemble, ils ont inauguré la collection “Ahyae” (“vivants”), joliment sobre et minimaliste, consacrée à des textes courts et innovants, avec le but de mettre en avant les nouvelles voix de jeunes auteurs marocains. “Un concentré de tendresse”, dit Ahmed El Falah au sujet de Grigri, de Safaa Amrani. Et la jeune femme de rétorquer que Le journal d’un fou de Ahmed El Falah est “un livre qui rejoint l’errance humaine de chacun”.
S’ils s’inscrivent chacun dans un univers singulier, les deux textes frappent par leur concision mais aussi par la sensibilité profondément humaine et touchante qu’ils parviennent à concentrer dans un nombre si restreint de pages. En l’espace d’une petite heure seulement de lecture, on découvre avec plaisir les voix de deux auteurs prometteurs, pleins d’audace et de fraîcheur.
Le coup du fou
Homme de théâtre, Ahmed El Falah trace sa place d’artiste sur la scène culturelle rbatie depuis plusieurs années, notamment auprès du collectif théâtral Rassif qu’il a fondé en 2021. “L’écriture a toujours été au centre de ma pratique théâtrale”, nous affirme le jeune comédien et metteur en scène, désormais auteur, âgé de tout juste vingt-neuf ans. Lauréat du Cours Florent à Paris, Ahmed El Falah semble avoir un penchant particulier pour l’improvisation et l’expérimentation.
“Je ne veux rien m’interdire en écrivant. J’aime les créations qui tranchent avec les codes classiques”, sourit l’écrivain, dont la jeunesse a été marquée par la lecture du Marquis de Sade, de Fernando Pessoa ou encore de Céline. Un côté subversif, qui se ressent immédiatement dans l’écriture du roman, son premier texte littéraire.
Journal, car c’est un narrateur anonyme, difficilement identifiable, qui nous parle. Ses journées prennent l’allure d’épisodes hallucinatoires en plein Rabat, campés quelque part à la frontière entre délire et réalité. “Mais est-il véritablement fou ?”, s’interroge Ahmed El Falah au sujet de ce personnage aussi mystérieux qu’incompris.
Dans ce court roman truffé de symboles, le fou se réveille un matin et ne se reconnaît plus
Ni nom, ni profession, ni souffrances… On ne saura rien du fou d’Ahmed El Falah, hormis qu’il vit dans un monde flou et tourmenté, qui ne semble accessible à personne. Sa folie revendiquée prend la forme d’une métaphore filée à travers les lignes. “Toutes les sociétés fonctionnent avec des grilles de lecture et des cases. à partir du moment où l’on ne parvient pas à comprendre un individu, souvent parce qu’il est différent, on le considère comme étant incompatible, hors-norme. Sa différence et son originalité sont requalifiées en folie”, explique l’auteur.
Dans ce court roman d’inspiration kafkaïenne et truffé de symboles, le fou se réveille un matin et ne se reconnaît plus. Devenu invisible aux yeux des autres, il cherche à comprendre ce qui lui est arrivé, et s’embarque dans un dialogue avec Djalâl ad-Dîn Rûmi, immense poète persan, “père de l’amour” pour Ahmed El Falah.
Les vers et quatrains de Rûmi encadrent les confessions du personnage, qui interpelle le poète par un tendre “mawlana” (“notre seigneur” ). En lui, le fou cherche les réponses que le monde n’a pas su lui apporter. Pourtant, il n’est pas question pour Ahmed El Falah de faire de son récit une quête spirituelle, mais, semble-t-il, de mettre en place des éclairs de lumière et d’amour, qui font office de contraste avec la violence et la cruauté du monde auquel est confronté le personnage.
Car le monde du fou est celui où des centaines de nourrissons surgissent au pied de la Tour Hassan, désireux de venger leurs mères qui n’ont pas pu disposer de leur corps. C’est aussi un monde où l’autre n’est jamais un allié, mais toujours une contrainte. “L’autre, pour le fou, est une obligation. Il a été mis de côté par les autres, mais lui ne peut pas les mettre de côté pour tenter de continuer à exister. Alors il les subit. La présence des autres est une obligation pour lui”, explique l’auteur.
Il en résulte un texte qui interroge les sourdes violences auxquelles chaque individu est en proie. Derrière la folie d’un seul homme, Ahmed El Falah esquisse le mal-être ambiant de tous les autres. “Chaque mot m’a coûté quelque chose”, confie Ahmed El Falah sur Le journal d’un fou, fruit d’un an d’écriture. Près de deux mois après la sortie de son livre, une adaptation sur les planches est déjà en cours de préparation, pour laquelle l’auteur endossera sa casquette de comédien aux côtés de deux circassiens.
En attendant, Ahmed El Falah continue à s’interroger sur la place réservée aux jeunes plumes émergentes dans le paysage culturel marocain, déterminées à trancher avec les modèles littéraires dominants. “Il peut être très difficile de trouver sa place dans un paysage littéraire où de grands noms sont déjà installés quand on ne se reconnaît pas vraiment dans ce qu’ils écrivent. C’est d’ailleurs du besoin de créer un espace pour accueillir les voix de jeunes écrivains qu’est née la collection ‘Ahyae’”, estime le jeune auteur.
Et de poursuivre : “Lorsqu’on sait que l’on ne sera pas forcément lu par des milliers de personnes et que la lecture se porte mal, publier un livre devient presque un acte militant. Et c’est peut-être précisément pour ça que nous avons besoin de nouveaux publics, de nouveaux souffles et récits, qui se démarquent de ce qui a été fait jusque là. Je pense que notre littérature a besoin de la marginalité et même de la folie des jeunes écrivains à venir, qui n’auront pas peur d’être différents de leurs prédécesseurs”.
Réparer les vivants
Ingénieure de formation spécialisée dans le bâtiment, Safaa Amrani passe beaucoup de temps sur des chantiers. Au premier abord, rien ne la prédestine à une trajectoire littéraire. Pourtant, l’espace de petites pauses lors de ses journées de travail, elle noircit sur son petit carnet des descriptions inspirées des monuments qu’elle observe, des textes interrogeant les états d’âme et émotions qui la traversent.
“Il m’a toujours semblé naturel de coucher des choses sur papier”, confie la jeune auteure de Grigri, native de Rabat. Pourtant, franchir le pas de la publication ne s’est pas imposé à elle comme une évidence. “En écrivant ce texte, je ne pensais sincèrement pas qu’il serait publié. Ce n’était pas mon objectif premier”, poursuit-elle.
Tout commence par des ateliers d’écriture, dispensés par Pierre Pascual, son futur éditeur. “C’est d’abord dans le cadre d’un exercice que j’ai imaginé et écrit l’histoire de Grigri. Le fait de ne pas penser que je serais lue en écrivant m’a permis de me lâcher, et de ne penser à rien d’autre que le texte”, précise-t-elle.
Une fois celui-ci achevé, c’est l’éditeur qui aborde la possibilité de publier le petit manuscrit, long d’une quarantaine de pages. Une proposition qui, même pour une jeune femme se rêvant écrivaine, peut d’abord sembler effrayante.
“Je me suis posé plusieurs questions sur ce qu’écrire et publier avec mon nom pouvait impliquer comme conséquences sur moi et mon entourage. Ce n’est qu’après avoir fini d’écrire que l’on se rend compte à quel point ce que l’on a écrit est intime. Publier un premier texte, c’est se mettre à nu. L’idée me réjouissait et m’effrayait à la fois”, confie-t-elle.
“Grigri nous raconte que tous les êtres humains, quel que soit l’endroit où ils se trouvent et leurs situations sociales, sont tourmentés”, tente de résumer Safaa Amrani, qui a fait resurgir lors de son processus d’écriture, des souvenirs issus d’un voyage au Sénégal datant d’il y a près de dix ans.
Ainsi, de Dakar à Paris, et jusqu’à Fès, un petit objet, surnommé “Grigri”, passe de main en main. Son histoire s’ouvre ainsi : “Je suis née au Sénégal, dans la ville sainte de Touba, des mains d’un artisan qui m’a créée sans intention. Je suis née d’un moment d’ennui, d’un amour ou de son manque criant, de mains qui n’avaient rien de mieux à toucher”.
Plutôt qu’un malheureux objet de sorcellerie, c’est sous la forme d’une voix, conjuguée au féminin qui plus est, que le grigri va vers son lecteur. Cloîtrée au fond d’un sac ou juchée sur le bord d’une étagère, Grigri observe tendrement les tourments de la vie de ceux qui la possèdent.
Elle entend tout et fait preuve d’une empathie poignante à l’égard des quelques humains – un père en manque d’argent, une jeune femme désespérément célibataire ou encore un Hajj fassi désireux de s’essayer à la polygamie – qui attendent d’elle un miracle.
Tous les personnages cherchent en ce petit objet une forme de rédemption
Invoquant l’univers de la superstition, Safaa Amrani écrit avec tendresse et sensibilité pour donner à voir une petite constellation d’âmes brisées en quête naïve d’apaisement et de guérison. “Tous les personnages cherchent en ce petit objet une forme de rédemption. Ce qui compte, ce n’est pas tant la magie qu’il est supposément capable de produire, mais sa capacité d’écoute, qui se substitue à celle des humains, souvent trop accaparés par leurs propres souffrances pour pouvoir comprendre celles des autres”, commente la jeune auteure. à travers ce micro-roman, dont la forme se situe quelque part entre la nouvelle et le conte, Safaa Amrani signe sans prétention un petit récit que l’on sent tout droit sorti du cœur, et qui questionne les manières de réparer les vivants.