A ma mère qui, sans savoir lire, m’a appris à écrire”. C’est sur cette dédicace, puissante par sa force d’évocation, que s’ouvre Mère de lait et de miel, roman de l’écrivaine maroco-catalane Najat El Hachmi. Un récit poignant, initialement paru en 2017 en catalan, et tout récemment traduit en français aux éditions Verdier.
Parce qu’il fait le récit de la migration d’une jeune mère célibataire qui quitte son petit village du Rif et s’installe dans une ville aux alentours de Barcelone, Mère de lait et de miel aurait pu être un énième roman au ton misérabiliste, qui glorifie les souffrances et injustices – bien réelles – dont sont victimes les femmes issues d’un milieu rural.
Mais à travers sa plume sensible et juste, Najat El Hachmi raconte une histoire où il est avant tout question de transmission, de paroles et de silences, interrogeant constamment les frontières de l’espace des femmes.
Car c’est toute la question que se pose Fatima, la protagoniste : où se situe réellement sa maison, son endroit à elle ? Enfant, on lui a expliqué que la maison chaleureuse où elle avait grandi ne serait jamais la sienne, qu’il s’agit seulement d’un lieu de passage, qu’elle devrait quitter le jour de son mariage. Une fois mariée, elle se rend compte que la maison de son époux ne lui appartiendra jamais non plus, car elle n’y est pas la bienvenue.
Et si son départ vers l’Europe est d’abord motivé par son instinct de survie, Fatima cherche aussi en terre inconnue un lieu à elle. Et même, c’est cette fameuse “chambre à soi”, décrite par Virginia Woolf (c’est le titre d’un essai de l’écrivaine anglaise, paru en 1929), qui a forgé l’imaginaire de plusieurs générations d’écrivaines.
Née en 1979 à Nador, Najat El Hachmi est arrivée en Catalogne à huit ans : seulement un an de plus que Sara Sqali, la fille de Fatima dans le roman. Si certaines résonances avec la trajectoire de l’auteur semblent évidentes, on se gardera d’une lecture autobiographique, au risque de passer à côté des complexités de la brillante structure narrative qu’elle a mise en place.
Najat El Hachmi interroge les mécanismes à travers lesquels la parole se délie
C’est que le récit est double et complémentaire : d’un côté, Fatima est de retour auprès de ses sœurs après de nombreuses années d’absence, et leur fait le récit de ses années passées à l’étranger. De l’autre, un narrateur externe raconte l’enfance de Fatima, retraçant les raisons qui l’ont poussée au départ. A travers l’alternance de points de vue, Najat El Hachmi interroge les mécanismes à travers lesquels la parole se délie.
En effet, lorsque Fatima parle d’elle-même et s’ouvre à ses sœurs, elle parvient certes à raconter les épreuves de la misère qu’elle a connues, mais maintient un voile de pudeur sur les questionnements intimes qui l’ont tiraillée au fil des années, et qui expliquent eux aussi la construction de son identité. Nous, lecteurs, n’avons alors accès à ceux-là qu’à travers cette voix narrative extérieure, non identifiée, qui raconte Fatima comme celle-ci n’aurait jamais osé se raconter.
Autrement dit, au-delà des barrières sociales imposées aux femmes, Najat El Hachmi dissèque avec finesse les démons intérieurs auxquels elles sont confrontées, afin de pouvoir affronter le monde extérieur. Sur fond d’une trajectoire migratoire double, celle de l’aller et du retour, la romancière maroco-catalane propose, donc, une lecture nécessaire, douloureuse par moment, mais toujours lumineuse.
Les premiers adieux
“Quand la petite a dit au revoir à chacune d’entre vous, il m’a semblé que mon corps allait d’un instant à l’autre se partager en deux morceaux et tomber à terre. Mon mal au ventre a duré mille ans, mes sœurs.
Quand il nous a fallu l’arracher à notre mère, à laquelle elle s’était agrippée avec une force extraordinaire pour son âge, il nous a semblé que jamais de la vie il n’était arrivé une chose pareille.
L’autre image qui ne m’a jamais quittée, c’est vous en train de me dire adieu sur le chemin derrière la maison. Nous sommes montées dans la voiture et je vous ai regardées à travers la vitre, je ne vous quittais pas des yeux. Vous étiez toutes ensemble, comme une bande de tissus aux couleurs vives au milieu d’un paysage poussiéreux, au milieu d’une variété de tons ocre, toutes ensemble vous formiez une bien jolie tache de couleur. Vous agitiez vos mouchoirs sans cesser de sangloter.
J’ai sorti la tête de la voiture et je vous ai vues de plus en plus petites jusqu’à ce que je ne puisse plus vous distinguer les unes des autres. Vous êtes devenues pour moi un simple point de couleur à l’horizon et vous avez fini par disparaître à mes yeux.
Alors j’ai cru que je ne m’arrêterai jamais de pleurer. Je pleurais sur moi qui partais sans savoir où j’allais ni ce que je trouverai je pleurais sur vous après mon départ, je vous imaginais rentrant dans la maison et restant ensemble comme si c’était un jour de fête mais sans rien à célébrer, je pleurais sur nous toutes, sur notre malheur, un malheur de femmes.”
«Mère de lait et de miel»
300 DH
Ou
Les mères crevées
“Fatima n Thraithmas avait exactement huit ans lunaires quand elle avait pris conscience du fait que les mères pouvaient crever et éclater en mille morceaux si leur vie de souffrance était devenue insupportable.
Avant ce jour-là, elle l’avait deviné à travers les expressions que les femmes utilisaient avec leurs enfants. Tu me feras crever, ou tu m’as crevée, aiiaw, quand l’un de ses rejetons avait fait une grosse bêtise. (…) Fatima ne cessait de retourner l’expression, elle voulait distinguer quand elle était littérale et quand elle ne l’était pas.
Si elles disaient tu m’as crevée, on voyait bien que c’était au sens figuré du mot, parce que la femme était toujours debout devant ses yeux. Mais Fatima se demandait si elle n’était pas cassée en mille morceaux à l’intérieur, dans un recoin invisible du corps des mères. (…)
Fatima n’arrivait pas à imaginer comment serait une mère qui aurait crevé et serait en mille morceaux, si elle se concentrait trop sur cette expression et qu’elle fermait les yeux pour la voir, chose qu’elle faisait très souvent avec de nombreuses phrases qui se disaient autour d’elle, il lui venait des images terribles de Thraithmas éparpillée partout, comme si on l’avait trop gonflée et puis crevée. Un jour, cependant, Fatima avait découvert que les mères, littéralement, réellement, au-delà des mots, pouvaient crever elles aussi.”
Un mâle de femme
“Et ce silence, mes sœurs, terrifiant. Il me semblait que j’allais devenir folle, ma seule consolation, c’était la voix de la petite. C’est sans doute pour ça que je me suis mise à lui parler, plus encore que je ne l’avais fait, je lui ai parlé, à ma pauvre petite, comme si elle était plus grande qu’elle ne l’était vraiment, comme si elle pouvait me comprendre (…).
Il m’est venu une grande tristesse quand la clarté a diminué, mes sœurs, le nœud dans la gorge plein de poussière est revenu, là, le nœud douloureux. Je me sentais expulsée de tout, de ma terre, des deux maisons qui n’étaient pas les miennes et surtout j’ai été saisie par une nostalgie impossible à supporter, une nostalgie à en mourir, comme ces soirées d’ennui où ne te viennent que de mauvaises pensées.
Elles descendaient jusqu’au menton, mes larmes, et je sanglotais tout en regardant par cette fenêtre étroite si je voyais un morceau de ciel. Je voulais le ciel et la lune et les étoiles pour pouvoir penser que bien loin de là, vous autres vous voyiez le même ciel, la même lune et les mêmes étoiles. Mais c’était un morceau trop petit pour me consoler. Et il était gris et glacial.
Les larmes ne durent pas toujours, mes sœurs. Les miennes se sont taries, elles se sont taries lors de cette soirée de nostalgie, et soudain je me suis sentie revivifiée. Qui sait d’où nous vient, à nous les femmes, cette force qui se manifeste tout d’un coup, cette capacité que nous avons parfois à surmonter nos difficultés. Je ne sais pas, peut-être de Dieu, c’est bien possible, il ne nous abandonne pas.
“Là-bas j’ai cessé d’être une femme. D’un seul coup, je suis devenue un homme”
Mais le soir tombait et moi j’étais là-bas, recroquevillée contre le pan du mur bosselé à côté du poêle froid, mes sœurs, croyez-moi, là-bas les mains sur le ventre, appuyée au ceinturon en corde, là-bas j’ai cessé d’être une femme. D’un seul coup, je suis devenue un homme.
Toute ma vie, notre père me l’avait dit, que j’étais un homme car je n’avais ni peur ni faiblesse, je ne refusais jamais un travail et en plus j’étais discrète et il ne me serait jamais passé par la tête de toucher à ce qui était interdit. Il pouvait me faire confiance et me laisser toute seule parce qu’en esprit j’étais un homme plutôt qu’une femme.
Donc là-bas, dans cet appartement de la ville étrangère, j’ai décidé d’en être vraiment un, de mâle. Je me suis rappelé à moi-même pourquoi j’y étais allée, là-bas. J’étais allée y trouver mon lieu à moi, ma chambre, mais elle m’avait repoussée. Les paroles que notre mère répétait si souvent me sont revenues : tiens-toi droite, bien droite sur tes pieds. Marche sur tes propres pieds, car par chance tu en as une bonne paire.”
Un lieu à partager
“Fatima avait ajouté une nouvelle peur à celles qui l’assaillaient. C’était celle d’avoir à quitter la maison, celle d’avoir à s’en aller de sa propre chambre en abandonnant sa mère. Elle l’avait vu avec Drifa, qui sous la capuche rabattue de la sombre djellaba sanglotait et sanglotait et sanglotait sans cesse pendant que sa mère, réfugiée dans la cuisine, pleurait sans pouvoir se consoler.
C’est la loi de la vie, lui disait-on, mais il lui semblait que son cœur était sur le point d’éclater. Fatima avait deux poids sur l’estomac, les sanglots de sa cousine amortis par le tissu épais et les larmes qui coulaient jusque dans le cou de sa tante.
Comment cela pouvait-il être une loi de la vie, que la fille née de son ventre, qu’elle avait allaitée, qu’elle avait élevée malgré tous les embarras et toutes les souffrances que cela supposait de faire grandir une enfant qui lui avait tenu compagnie et dont elle sentait la peau comme si c’était la sienne, comment était-il possible que maintenant elle s’en aille dans la maison d’inconnus et qu’elle y reste pour toujours ?
Si elle avait de la chance et si c’étaient de braves gens, compréhensifs et généreux, la fille irait de temps en temps rendre visite à sa mère, sa mère pourrait aller la voir comme le faisait Ichata avec Thraithmas, mais elles ne seraient jamais plus l’une avec l’autre, elles seraient pour toujours des invitées dans la maison de l’autre sans un lieu bien à elles à partager.”
«Mère de lait et de miel»
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Mère de lait et de miel de Najat El Hachmi, éditions Verdier, 2023.
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