Homme discret au passé douloureux, Abdelkader Chaoui a plutôt tendance à se tenir à l’écart des quelques manifestations régulières de notre vie littéraire.
À l’exception d’une récente et remarquée visite à la prison centrale de Kénitra, où l’écrivain a présenté aux détenus l’un de ses derniers romans, Boustan Al Sayyida, et de sa participation à la dernière édition du festival Littérature Itinérantes.
Néanmoins, cela ne l’empêche pas d’être un écrivain prolifique et un critique littéraire reconnu, qui s’essaie également aux arts plastiques, comme en témoigne sa participation en octobre dernier à une exposition collective à la Galerie Kent, à Tanger, intitulée “Mémoire écrite, illustrée, méditée et stylisée”.
À ces trois casquettes, s’ajoute une quatrième, qui consacre l’écriture poétique que l’on retrouve dans ses romans : après plus de cinquante ans d’écriture, Abdelkader Chaoui publie, aux éditions Le Fennec, Bi niyaba ânni (En mon nom, ndlr), son premier recueil de poèmes.
L’occasion de revenir avec lui sur une trajectoire littéraire semée d’embûches, à commencer par son incarcération en 1974, alors qu’il était jeune journaliste et militant d’extrême-gauche, affilié à l’organisation Ilal Amam.
C’est depuis sa cellule qu’il a écrit Kana wa akhawatouha – paru en 1986 et alors censuré – ainsi que Dalil Al Ounfouan (1989). Quelques années après sa sortie de prison (sa détention a duré dix-sept ans), il a participé aux travaux de l’Instance équité et réconciliation (IER), et assisté à l’effervescence d’une littérature carcérale à laquelle il a lui-même contribué.
Devenu ensuite ambassadeur du Maroc au Chili, Abdelkader Chaoui est indéniablement l’une des plumes les plus poignantes de la littérature marocaine, ayant signé une œuvre conséquente, qui s’applique à raconter les déclinaisons de la souffrance humaine.
Au fil des années, on vous a surtout connu pour vos romans et autofictions. Vous publiez à présent votre premier recueil de poésie aux éditions Le Fennec, mais pas vos premiers poèmes…
“Mes premiers poèmes publiés remontent à la fin des années 1960, dans le journal Al Alam”
Effectivement, mes premiers poèmes publiés remontent à la fin des années 1960, dans le journal Al Alam. A l’époque, le quotidien avait une page dédiée aux jeunes auteurs en herbe, qui souhaitaient faire lire leurs premiers textes.
J’avais tout juste 17 ans et je voulais écrire. Comme beaucoup à cette époque, j’avais l’ambition de devenir écrivain. Et puis, à partir des années 1970, je me suis entièrement consacré à la critique littéraire, un champ où j’étais reconnu dans le milieu littéraire arabophone.
Dans le même temps, je continuais à écrire des poèmes que je gardais pour moi, et que j’ai toujours hésité à faire publier. Je considérais que la création poétique et la critique littéraire étaient deux choses distinctes, et que je ne pouvais pas, à mon échelle, pratiquer en même temps.
Et puis, dans les années 1970 et 1980, où de grands noms comme Mohamed Bentalha, Mohamed Bennis, Ahmed Benbedaoui, étaient déjà établis, il était très difficile de faire sa place en tant que poète dans le paysage littéraire arabophone.
Percevez-vous une rupture entre ces premiers poèmes et ceux que vous venez de publier, séparés de plus de cinquante ans ?
Je parlerais plutôt de différences, qui sont nombreuses et de taille. Elles sont dues à mon âge, mon expérience, ma trajectoire personnelle, et, bien sûr, à mes années de détention. Ça change une personne.
À l’époque, l’écriture et le militantisme allaient de pair, et cela se traduisait naturellement dans mes écrits, comme c’était le cas de nombreux écrivains, poètes et intellectuels de cette période. Les poètes marocains intégraient cette dimension engagée dans leurs œuvres.
Et puis, en 1974, je me suis retrouvé face à moi-même dans une cellule de prison. Tout a changé. Pendant toutes ces années, il a fallu recommencer, chercher d’autres moyens de continuer et de résister.
Les conditions de ma détention étaient très dures, comme celles des autres prisonniers, et j’ai tout fait pour trouver, dans ces conditions-là, parmi toutes ces souffrances, un moyen de m’accrocher à un futur.
Et ce moyen, pour vous, c’était l’écriture ?
Je ne sais pas comment ça s’est fait. J’étais décidé à continuer. Pendant ces années d’emprisonnement, l’écriture m’a littéralement donné une raison de vivre. J’ai beaucoup lu aussi, je voulais me construire sur des bases solides, malgré la dureté des conditions dans lesquelles je me trouvais.
Dans un premier temps, j’ai d’abord écrit sous pseudo depuis ma cellule, sous les noms de Ahmed Allouch, Taoufiq Al Chahid, Abdellah Al Moutawakil. C’était des noms que j’avais composés, sous lesquels je rédigeais des critiques littéraires consacrées à la littérature marocaine.
Grâce à l’aide d’amis qui venaient me rendre visite en prison, je trouvais un moyen de les faire publier. J’avais l’impression de me dédoubler : j’étais d’un côté le prisonnier politique isolé, mais aussi, à travers ces pseudos, l’homme qui était publié et donc lu par les autres… Cela m’a beaucoup encouragé.
Sur le plan humain, comment avez-vous vécu la lecture de tous ces récits carcéraux dès le début des années 2000 ?
C’était un sentiment étrange. Ces textes m’ont permis de réaliser que nous autres prisonniers politiques avions vécu le même moment politique, dans des conditions de détention relativement proches, mais que nous l’avions tous vécu de manière différente.
D’un texte à l’autre, le point de vue et les sentiments n’étaient pas les mêmes. Il y a quelque chose de singulier dans la souffrance et le déchirement de chacun. En tant que militant de gauche, nous avons pendant longtemps pensé que parce que nous étions unis autour d’une même cause, il fallait produire les mêmes pensées et sentiments…
Toute cette littérature carcérale m’a montré qu’il n’y avait pas de vérité absolue et indiscutable dans la souffrance humaine, que celle-ci est propre à tout un chacun. Par conséquent, tous ces textes ne pouvaient s’exprimer que dans leur subjectivité.
Pensez-vous qu’en 2023, tout n’a pas encore été dit et écrit sur cette période ? Que cette littérature carcérale qui a marqué notre histoire puisse voir le jour à nouveau ?
Peut-être, mais certainement pas de la même manière. Plus de cinquante ans se sont écoulés, et nous nous situons aujourd’hui à une distance conséquente, d’ordre temporel et même historique, de notre passé.
La majorité de ces textes étaient des témoignages et des récits de personnes qui ont été emprisonnées. La distance que nous entretenons aujourd’hui avec ces évènements, fruits du temps qui passe, fait qu’il ne me semble pas possible que des textes similaires voient le jour de la même manière que dans les années 2000.
Les évènements seront reconstitués de manière différente. Un autre facteur est celui du public et du lectorat : puisque le contexte social, culturel et politique n’est plus le même, je doute que ces textes susciteraient le même engouement en librairie, comme c’était le cas à l’époque de Cellule 10 de Ahmed Marzouki, ou encore de Kana wa akhawatouha, qui s’était écoulé à plus de 3000 exemplaires…
Si l’on souhaite aujourd’hui écrire sur ce passé, il faut le faire de manière attractive, peut-être en transposant le vécu dans la fiction.
Si le succès de “Kana wa akhawatouha” est indéniable, votre œuvre ne se limite pas seulement à cette expérience carcérale. On a plutôt l’impression que le fil conducteur de vos romans, c’est l’exploration de la souffrance humaine…
Oui, précisément parce que je pense qu’elle se décline de manière singulière chez tous ceux qui l’ont déjà ressentie. J’ai fait ma propre expérience de la souffrance à travers une incarcération dans des conditions terribles.
“Nous vivons tous une expérience carcérale intérieure, de l’ordre de l’intime”
J’ai commencé par l’écrire, je l’ai racontée dans les faits extérieurs à travers lesquels elle s’est concrétisée, mais je n’ai pas voulu m’arrêter là. L’idée même de me trouver en prison et de me dire qu’il y avait des gens, libres, qui pourraient lire ce que j’écris, m’a permis de développer une autre approche.
A savoir, que nous vivons tous une expérience carcérale intérieure, de l’ordre de l’intime. Cet emprisonnement, en même temps singulier mais propre à toute l’humanité, c’est celui de la souffrance à laquelle nous sommes toutes et tous assujettis.
Vous menez une expérience littéraire très intéressante avec “Man qala ana” (À qui le tour ?, éd. PU Lyon, 2019), celle de l’autofiction. Faut-il comprendre que même lorsque vous plongez dans des personnages fictifs, comme dans “Boustan Al Sayyida”, c’est toujours de vous dont vous parlez en écrivant ?
Probablement. Je puise ma vision du monde dans ma propre expérience. Les neurosciences, dont je suis un grand passionné, n’ont toujours pas été en mesure de déterminer la manière dont notre cerveau sélectionne les évènements que nous vivons et les transpose dans l’écriture.
Je me suis retrouvé dans l’autofiction dans les années 1990, que je conçois comme le mélange de deux réalités complémentaires : une première de l’ordre du vécu, et une autre, qui ne se réalise qu’au moment où j’écris ce que j’ai vécu.
L’autofiction est à la fois ce dont je me souviens, ce que j’en pense, et ce que j’en ai déduit. Parfois, j’ai l’impression que les sujets sur lesquels je choisis d’écrire ne sont finalement que des prétextes pour parvenir à traduire dans l’écriture des idées et des ressentis.
Malgré votre renommée et celle de vos œuvres, on a l’impression que vous vous tenez à l’écart de la vie littéraire. Est-ce voulu ?
Entièrement. D’une part, parce que c’est dans mon caractère, et que je peux me permettre de me mettre en retrait lorsque je le souhaite : je n’ai pas un travail qui m’impose d’être constamment avec les autres. J’ai les moyens de me consacrer à cet isolement.
C’est donc un choix, qui découle aussi de ma conviction que l’écrivain est, par essence, un être solitaire. L’écriture est un mouvement qui, pour se concrétiser, a besoin d’émerger de l’individu seul, face à lui-même. C’est même ainsi que je définirai ma conception de l’écriture : un dialogue tacite, entre la solitude et l’intime.