Smyet bak ?
Christophe.
Smyet mok ?
Nadia.
Nimirou d’la carte ?
J’aurais presque pu l’avoir parce que ma mère est marocaine, mais je ne l’ai jamais demandée.
Quel est votre rapport avec le Maroc, du coup ?
Mon grand-père a toujours vécu à Meknès. Ma grand-mère a vécu avec lui là-bas pendant plus d’une dizaine d’années avant de rentrer en France. Finalement, ce sont des origines qu’on n’a jamais vraiment explorées, mais il m’en reste quelques traditions.
Lesquelles ?
La nourriture (rires).
Comment est née l’idée du compte Instagram?
Je bossais dans une maison d’édition spécialisée dans le genre épistolaire et, il y a six ans, je suis tombée très amoureuse : on s’envoyait de beaux messages… J’avais peur de les oublier, je me suis alors dit qu’il faudrait un lieu où stocker ma mémoire amoureuse.
Instagram me paraissait idéal pour ça. C’était le royaume de l’image, il y avait très peu de projets écrits, et ça m’intéressait de travestir la plateforme en n’y publiant que des mots.
Ce n’est pas un peu gnangnan comme démarche ?
“On vit dans une société qui nous a appris que la vulnérabilité et la sensibilité étaient des faiblesses”
Ça ne m’étonne pas d’avoir ce genre de retour, parce qu’on vit dans une société qui nous a appris que la vulnérabilité et la sensibilité étaient des faiblesses, mais “Amours solitaires” existe justement pour ça.
Et il y a tellement de manières de parler d’amour, ça peut être ironique, sexy, irrévérencieux, pas seulement fleur bleue.
Vous cumulez 880.000 abonnés, vous êtes donc une influenceuse ?
Si ça encourage les gens à écrire plus, à aller vers une écriture thérapeutique, à arriver à exprimer ce qu’ils ressentent aux gens qui les entourent, alors oui, j’ai trop envie d’être influenceuse ! (rires). Mais je vois plus “Amours solitaires” – c’est bizarre d’en parler comme si c’était une personne – comme un acteur culturel plutôt que comme un moyen d’influence.
L’amour, les secrets, vous aimez dévoiler l’intime. C’est de l’exhibitionnisme ?
Ce qui me motivait, c’était la peur d’oublier, la volonté de toujours me souvenir, qui a contaminé des centaines de milliers de personnes qui ont eu envie de participer à ce projet d’archivage.
Après avoir fait le tour de la question amoureuse, c’est presque naturellement que je me suis tournée vers celle des secrets. J’ai fait une story “confiez-moi vos secrets”, parce que je m’ennuyais dans le train…
Je pensais qu’on allait me raconter des ragots, mais en fait ça a été “des montagnes russes émotionnelles” pendant 3 heures et demie. On m’a confié des milliers de secrets, et là, je me suis dit que je tenais quelque chose d’intéressant.
Pourquoi les secrets en particulier ?
Ma grand-mère a mis 80 ans à nous raconter son histoire, et elle l’a fait seulement parce que j’ai fait cette requête. Je voyais bien que je trimballais des poids qui n’étaient pas les miens, et plus j’enquêtais sur le secret plus je comprenais qu’il y avait des ombres chez moi qui étaient liées à ma famille, des choses qui traversaient les générations, des silences qui n’avaient jamais été rompus.
Justement, dans “Le secret – Le bruit du silence”, vous abordez votre histoire familiale. C’est plus dur d’écrire sur les secrets d’inconnus ou sur les siens ?
Bien sûr qu’écrire sur ma famille a été le truc le plus dur que j’ai fait de ma vie. Avec des inconnus, il y a beaucoup moins d’enjeux émotionnels, il y a une distance, malgré l’empathie. Il m’a fallu deux ans avant d’être prête à écrire sur ma famille.
En plus, j’allais remuer des choses douloureuses, et qui auraient des répercussions sur moi mais aussi sur chaque membre de ma famille. C’est une sacrée responsabilité que de se dire : “Moi, je suis prête à savoir, mais est-ce que ma mère l’est ?” J’ai fait dix ans de thérapie en quelques mois (rires).
À travers les milliers d’échanges que vous recevez, avez-vous observé un changement de notre rapport à l’amour ?
“J’ai l’impression qu’il y a une forme de désillusion, je sens que le couple traditionnel convainc moins, donc on essaie d’autres formes d’amour, l’amour libre, semi-exclusif…”
J’ai l’impression qu’il y a une forme de désillusion, je sens que le couple traditionnel convainc moins, donc on essaie d’autres formes d’amour, l’amour libre, semi-exclusif…
Je ne sais pas si c’est lié au Covid ou au fait que la société tombe complètement en ruines, mais j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de réticences à l’engagement, comme si tout allait s’arrêter demain.
Et beaucoup de mélancolie. C’est fou les mots d’amour qui ne sont dits qu’une fois que l’amour est fini.
Les Gen Z sont moins investis dans l’amour, ils prônent le célibat par exemple. Ça vous inquiète ?
Je sens que l’amour c’est quand même toujours le moteur qui nous anime. Il y a beaucoup de choses qui bougent, notamment dans les sextos, avec des messages qui abordent le consentement, l’égalité… C’est super de voir que la vague #Metoo a eu des effets positifs sur les échanges amoureux.
Les questions sur la fidélité, l’engagement, l’exclusivité sont des questions que je trouve saines, c’est pour ça aussi qu’on a besoin de nouveaux modèles et de nouvelles représentations.
J’ai grandi en regardant Dirty Dancing et Grease, j’ai donc appris à baver devant les bad boys qui te font du mal (rires). J’ai moi aussi encore beaucoup à déconstruire.
Justement, les mots servent aussi à manipuler. Est-ce que vous recevez des messages qui vous font dire : “Il/elle est en train de l’embobiner” ?
Bien sûr, c’est ça la grande puissance et la grande infortune des mots : on peut les utiliser à bon ou à mauvais escient. Il y a plein de messages dans lesquels tu sens le chantage affectif, la manipulation, la culpabilisation…
Et vous faites quoi dans ces cas-là ?
Il y a plein de messages que j’ai dépubliés. Avec le recul, je les ai trouvés toxiques, car moi aussi j’évolue. Ma pensée se politise, j’arrive à mieux lire entre les lignes. Il y a plein de messages problématiques que je ne publie plus du tout.
En quoi est-ce politique ?
Je pense que l’amour est un laboratoire. La manière dont on va se comporter dans un couple est aussi le reflet de la manière dont on se comporte en société. Il y a tellement de questions qui sont jouées dans l’intime…
Il y a quelques années encore, quand des femmes étaient tuées par un conjoint jaloux, on parlait de crime “passionnel”. On voit ici toute l’essence du problème : “L’amour c’est tellement fort que ça fait perdre la tête, et parfois ça fait perdre la vie aussi”. Cet exemple montre à quel point c’est politique, et qu’il est important de définir ce qu’est l’amour, ce qu’est aimer sainement.
LE PV
C’est un interrogatoire particulier que celui auquel Morgane Ortin se soumet, entre deux conférences à l’Institut Français de Casablanca. On tente d’abord de la faire tiquer sur son succès sur Instagram, son compte @amours_solitaires recensant 880.000 abonnés. Mais l’autrice de 32 ans ne se démonte pas, se lançant avec nous dans une conversation fleuve au cours de laquelle elle aborde les sujets “les plus intimes” la concernant.
Elle ne cache pas sa volonté de créer et d’analyser “les archives nationales de l’amour : ce qui n’est plus tellement une blague parce que j’ai dû recevoir près de 350.000 conversations” d’amoureux anonymes.
Justement, elle en a sélectionné 278 pour composer l’histoire d’amour épistolaire (par textos) du roman Amours solitaires. Après une session “intense” de conférences et d’ateliers à Casablanca, elle aspire à “profiter de tout ce qui est arrivé ces dernières années”, tout en poursuivant sa quête d’une définition de l’amour, “sous toutes ses formes”.