Le titre peut paraître trompeur.
Loin de proposer un manuel de drague, ou encore de décrire les aventures amoureuses d’une femme qui cherche désespérément sa moitié, Fouad Laroui signe, avec 30 jours pour trouver un mari, un roman drôle et intelligent, truffé de réflexions existentielles et philosophiques.
Comme dans plusieurs de ses livres (Le jour où Malika ne s’est pas mariée, ou Les noces fabuleuses du Polonais), une bande d’amis se retrouvent au “Café de l’Univers”, et prennent tour à tour la parole pour raconter chacun une histoire supposée contenir une “morale”.
Il en ressort des chapitres comme autant de nouvelles rigoureusement construites, chacune peuplée de ses propres personnages singuliers : un marionnettiste philosophe, une infirmière bourgeoise, un chauffeur de taxi tombé sous le charme d’un clin d’œil, une voleuse de fleurs tombales…
Tout un beau monde auxquels différents narrateurs prêtent leur voix, eux-mêmes mis en scène par un auteur perspicace, qui, sous couvert d’anecdotes amusantes, interroge le dialogue entre les religions et les civilisations.
Compte-à-rebours
“Khaoula, qu’on avait logée dans une chambre de la Maison des Mines, rue Saint-Jacques, revint le lendemain en traînant des pieds voir l’accorte Elisabeth, qui reprit son exposé.
Tout de même, elle finit par s’apercevoir que sa collègue ne l’écoutait que d’une oreille distraite, les yeux errant sur la cime des arbres, là-bas, au loin. Un peu vexée, elle proposa de prendre un café à la petite buvette qui se trouvait en face de la bibliothèque. Puis elle y alla franchement :
“Ko-a-la, lui dit-elle, Ko-a-la, je n’ai pas l’impression que ce que je te raconte t’intéresse follement.”
Khaoula, qui n’aimait pas qu’on écorchât son prénom, lui jeta un regard noir. Puis:
“Ali-za-bête, tu as raison. J’ai toujours détesté ce métier que je n’exerce que parce qu’il faut bien gagner sa vie et que je ne suis pas fille d’ayatollah. Pardonne-moi, je ne veux désobliger personne mais je n’ai pas l’intention de devenir la pâle reine des revues. Je hais les livres.
-Mais alors, que fais-tu ici ? Pourquoi es-tu venue à Paris ?”
Khaoula sirota trois centilitres de son jus de pomme ; puis :
“Tu veux savoir la vérité ? Je suis ici pour trouver un mari. Et j’ai trente jours pour le faire.”
“Il est épuisé, le stock d’hommes, au Maroc ? Ils ont disparu ? Comme les dinosaures ?”
Elisabeth, estomaquée, resta silencieuse pendant un bon moment ; puis elle se reprit :
“Il est épuisé, le stock d’hommes, au Maroc ? Ils ont disparu ? Comme les dinosaures ?
– Des hommes, il y en a encore des tonnes, chez nous. Ça court les rues : des laids, des beaux, des durs, des mous, des gros touffus, des p’tits joufflus, des ridés, des pelés… Mais moi, je veux me dégoter un Américain…”
Aristote et Ibn Al-Arabi, à bâtons rompus
“Puisque c’était son tour, Machin prit la parole. Ni circonvolutions ni précautions oratoires, avec l’ami Machin, qui était ingénieur : il entra d’emblée dans le vif du sujet.
“On m’envoya un jour vendre du phosphate aux Chinois. C’était dans les années 1980. Comme il n’y avait pas, à l’époque, de liaison aérienne directe entre Casablanca et Pékin, il fallait passer par Paris – ce qui n’est pas une punition, après tout, surtout que l’escale durait toute une journée. On avait le temps de faire des emplettes, de flâner sur les boulevards ou de s’esbaudir devant un spectacle payant.”
Sa voix se fit plus grave.
“Là, dans la capitale française, on m’informa d’un détail météorologique qui m’avait échappé dans la douce torpeur casablancaise : il fait un froid de gueux en Chine, en hiver. Ne me dites pas que c’est logique, car qu’est-ce qui est logique chez les Chinois ?”
Najib l’interrompit, l’index levé :
“Trois ou quatre phrases et déjà une remarque raciste.”
Machin s’insurgea :
“Comment ça, raciste ? Je dis seulement que les Ch’naoua ont une autre logique que les gens de Chichaoua. Après tout, ce sont des athées.
– Et alors ? Il y a une seule logique, celle d’Aristote, et elle vaut partout et pour tout.”
Ah, l’éternelle discussion… Chacun voulut y mettre son grain de sel.
“Qui c’est qui réclamait des “soviets partout et pour tout ?”
– Hors-sujet ! cria Ahmed le mathématicien.
– Wahdat al-woujoud, l’unité de l’étant, disait Ibn Arabi.
– Ce n’est pas plutôt l’unicité de l’étant ?” s’inquiéta Jaâfar.
Machin haussa la voix :
“Le prochain qui me coupe la parole juste pour faire une remarque oiseuse et parfaitement inutile… Je m’arrête et vous ne saurez rien des gants de Madame She.”
Ah, ah ! Le Café de l’Univers sembla soudainement se taire, dans un bel ensemble – le chat lui-même cessa de ronronner -, parce qu’il y avait quelque chose d’insolite, d’incongru, de prometteur dans cette sorte de bande-annonce que l’ami Machin venait de déployer, ou plutôt de faire retentir sous l’absence de lambris du café ;
et que sa façon de prononcer “Mme She” commandait l’attention : ça commençait banalement, insidieusement – madame… – et puis, soudain ! ce “She” prononcé d’une voix rauque, comme si on étranglait un relaps, le e si aigu qu’il atteignait les parages du i. Nous étions tout ouïe.
Le théâtre de la vie
“Ces marionnettes, les ai-je créées et leur ai-je forgé un destin inexorable ? Après tout, c’est moi qui les mets en scène… Créées… donc je suis, moi, inengendré, impérissable, par rapport à elles… Ou bien me suis-je contenté de leur donner une forme à partir d’une substance éternelle, et m’en suis-je ensuite lavé les mains ? Qui sait ce qu’elles font quand je dors… quand elles dorment… le sommeil fait naître des monstres. Le mal, est-ce ainsi qu’il naît ?
Oh, mon absence, faire croire en mon absence, ma première ruse… Ou bien émanent-elles de moi, sont-elles moi, à chaque instant, à chaque particule de temps ? Si je mourais, cesseraient-elles d’être ? Assurément.
(Il en prit une). Si je ne lui dessine pas d’œil, puis-je lui reprocher de ne pas voir ? Si je lui ferme la bouche, si je lui couds les lèvres, puis-je déplorer qu’elle ne chante pas mes louanges ? (Il l’examina.) Sans oreilles, comment pourrait-elle entendre mes exhortations ? Ils n’entendent pas…
(Il posa la marionnette et en prit une autre). Celle-ci (chuchotant) ne croit pas en moi. C’est pourtant moi qui lui imprime tous ses mouvements – moi, moi ! – mais elle ne voit pas les fils ténus, elle croit décider elle-même de ses gestes… mais a-t-elle ce choix, est-il seulement possible ? Parfois, je l’abandonne, je la laisse choir – et elle croit encore tomber de sa propre volonté.
Comment imaginer cela ? C’est inconcevable, tout à fait incompréhensible. (Il en prit une autre). Elle est docile, celle-ci ; elle fait ce que je veux, tout ce que je veux. Elle ne lève jamais un bras ni un doigt sans mon accord – et je me dis : en quoi peut-on affirmer qu’elle existe ? Qu’a-t-elle fait de ce don mirifique, l’existence ? (Il la posa.)
J’ai parfois la tentation de les tuer toutes… mais on ne peut tuer qu’un vivant, n’est-ce pas ? Sont-elles vivantes ? Quand je les pique, elles ne saignent pas… elles ne rient pas non plus, quand je les chatouille. Elles font semblant, peut-être. C’est en moi qu’il faut tuer la marionnette…”
Quelques années chez les Français
M.Bernard eut la vision de deux enfants en tout point semblables mais habillés différemment, l’un en costume européen, l’autre en djellaba blanche. Deux frères ennemis…
“Donc, Mme Gobert apprendra au petit monsieur les rudiments du français, ceux-là mêmes qui lui permettront plus tard de lire Voltaire, Rousseau, Hugo, Breton… Au même moment, le petit sidi serait en train d’apprendre le Coran par cœur, si j’avais décidé de dire non.
Dans vingt ans, le premier sera un homme fait. Il citera les classiques français, il sera rabelaisien les jours de rigolade, cartésien lorsqu’il le faudra, voltairien par bravade…
Le petit sidi mort-né, il serait peut-être devenu imam, qui sait ? Il dirait la Charia, il aurait une femme ou peut-être deux, soumises et qu’il enfermerait à clé lorsqu’il quitterait la maison.
Mon petit hexagonal sera, lui, en ménage avec une femme qui lui ressemble, un peu moins anguleuse, toutefois ; une Française peut-être, puisqu’il ira, bien sûr, continuer ses études en France, à Bordeaux ou Nancy ou Paris… Peut-être ne reviendra-t-il jamais ? Un premier stage, un premier boulot, et puis on achète une voiture puis une maison avec un crédit de vingt-cinq ans…
“On s’enracine… Ginette ou Fatima bientôt grosse de leur premier bébé…”
On s’enracine… Ginette ou Fatima bientôt grosse de leur premier bébé… Il y en aura d’autres, ça pépiera, ça lira Oui-Oui et le taxi jaune – et tout cela fera d’excellents Français…
Et maintenant que j’y pense, leurs enfants aussi seront totalement différents des enfants qu’aurait eus le petit sidi s’il avait suivi l’autre voie, et leur petits-enfants aussi, et les enfants de leurs petits-enfants, jusqu’à la consommation des siècles. Plus rien à voir avec les Doukkala, des milliers de néo-Savoyards ou de Berrichons nés grâce à moi… à cause de moi… Vertigineux ! J’aurais à moi seul repeuplé un coin de France…”
De la condition humaine
“Nous ne disposons pas de documents écrits relatifs à l’état d’esprit de Jamila au cours de cette semaine de vacances. Tout au plus disposons-nous d’indices, grâce aux RG.
Elle sourit cent cinquante-sept fois ; rit aux éclats vingt-quatre fois, le plus souvent à la suite de remarques hilarantes de la petite Lina ; essuya trois fois une larme furtive ; chanta en chœur huit fois avec les gamines ; les borda sept fois dans leur lit ; discuta plus ou moins sérieusement une vingtaine de fois avec elles, le plus souvent au sujet de l’école ;
et après les avoir remises dans le train en gare d’El Jadida pour les réexpédier à leur père galonné, après être rentrée chez elle dans une maison désormais bien vide et silencieuse, elle soupira à fendre l’âme et se tapota les yeux avec son mouchoir délicatement parfumé : ils étaient humides.”
Ahmed le mathématicien s’interrompit.
“Vous devinez la suite, amis ?
– Plus ou moins.
– Je raconte ?
– Vas-y, on veut les détails.
– Jamila venait souvent à Casablanca pour voir ses amies, pour faire ses courses dans les boutiques chics du centre-ville, pour flâner sur la corniche, pour acheter des livres. Après les vacances de Lina et d’Inès, elle ne manqua jamais de faire un crochet par Bernoussi pour voir les deux sœurs.
Notez que jamais encore elle n’avait mis les pieds dans ce quartier casablancais qu’elle ne connaissait que par ouï-dire, comme vous et moi. Personne ne va jamais à Bernoussi sans raison impérieuse. On y trouve des milliers d’ateliers et d’usines mais, à part ça, c’est un endroit sans intérêt.
(- Il vient de citer Van Cleef, non ?)
-Parfois, elle les emmenait prendre une glace au Club des clubs, dont elle était membre.
– Evidemment.
– Ben oui, c’était quand même l’arrière-petite-fille du seigneur de la Meule. Quelques mois passèrent. Jamila dut se rendre à l’évidence : les deux petites faisaient maintenant partie de sa vie. Elle les aimait ; et elles l’adoraient ; elles lui sautaient au cou dès qu’elles la voyaient ; elles l’embrassaient à la faire fondre, eût-elle été faite de sucre.
Tati Jamila voulait s’occuper de leur éducation, les mettre dans une école privée, pourquoi pas la Mission Française, ou peut-être les Belges, leur faire donner des cours de musique, payer un appareil dentaire à l’une, des lunettes à l’autre, les sauver de la bigoterie ambiante à Bernoussi, les envoyer plus tard en Europe faire leurs études supérieures… Mais.”
Ahmed leva l’index, sentencieux.
“Il y a toujours un “mais”, c’est peut-être là la définition de la condition humaine…”