Sheena, “l’âme sœur” de Driss Chraïbi, gardienne de sa mémoire

Près de 70 ans après la parution du “Passé simple”, Sheena Chraïbi continue de veiller soigneusement sur la mémoire de son époux, Driss Chraïbi, décédé en 2007. Entre archives, révélations et manuscrits inédits, elle raconte un pilier de la littérature marocaine.

Par

Épouse et mère de ses enfants, Sheena perpétue la mémoire de Driss Chraïbi. Crédit: DR

En 1971, Sheena McCallion est une jeune étudiante écossaise, diplômée en littératures française et allemande, tout juste arrivée en France. Driss Chraïbi, lui, est un écrivain reconnu depuis la parution du Passé simple vingt ans plus tôt, en 1954.

Il occupe par ailleurs le poste de producteur et programmateur chez France Culture. “Je ne connaissais ni ses livres, ni son écriture avant de le rencontrer. Les sphères littéraires académiques ne s’intéressaient pas à l’époque aux auteurs de la francophonie, mais seulement aux auteurs français. Par conséquent, j’ai découvert l’écrivain à travers le manuscrit de La civilisation, ma mère, qu’il était en train d’écrire à l’époque”, retrace Sheena Chraïbi, soudainement propulsée cinquante ans en arrière.

“A Sheena, ma sœur”, peut-on lire dans l’exergue qui précède l’incipit de La Civilisation, ma mère, paru en 1972

Cette année 1971 marque le début d’une union qui durera jusqu’au dernier souffle du romancier, rendu le 1er avril 2007, à 80 ans. “A Sheena, ma sœur”, peut-on lire dans l’exergue qui précède l’incipit de La Civilisation, ma mère, paru en 1972.

Une dédicace surprenante, pour celle qui deviendra la mère de ses enfants : “Beaucoup de gens étaient confus ! On m’a souvent demandé pourquoi il avait écrit “sœur”. A l’époque, nous n’étions pas encore mariés, mais cette dédicace se comprend au sens d’âme sœur”, sourit Sheena Chraïbi, qui tient un exemplaire du roman à la main.

Un souvenir marocain

De retour en France après plusieurs semaines passées entre El Jadida et Marrakech, Sheena Chraïbi nous reçoit dans son appartement parisien. Driss Chraïbi n’a pas vécu dans cet appartement, mais sa présence est palpable dans cet espace peuplé de ses livres et manuscrits.

A quelques mètres de la grande bibliothèque qui lui est dédiée, regroupant des dizaines d’éditions originales de ses romans, traductions et rééditions, trône la machine à écrire qui a vu naître les plus grandes œuvres du romancier. “Au lendemain de sa disparition, j’ai mis toutes mes forces, avec le soutien de mes enfants, à tenter de promouvoir son œuvre. J’ai pu obtenir quelques rééditions auprès de ses éditeurs français, mais cela s’est compliqué par la suite, certains étant de plus en plus réticents”, confie Sheena Chraïbi.

C’est l’un des seuls écrivains marocains à être présent dans toutes les librairies du royaume, et dont les œuvres continuent à se vendre

Si le nom de Driss Chraïbi semble s’être quelque peu évanoui dans le paysage littéraire français, celui-ci occupe une place centrale dans son pays natal. Faut-il le rappeler, c’est l’un des seuls écrivains marocains à être présent dans toutes les librairies du royaume, et dont les œuvres continuent à se vendre, 16 ans après son décès, avec en tête, La civilisation, ma mère, Le passé simple, et L’inspecteur Ali. “Au Maroc, j’ai toujours ressenti un très grand engouement en ce sens : ses œuvres continuent d’être lues, et il me semble que le lectorat est très attaché à son nom.”

Il n’y a aucun doute : dans son pays natal, Driss Chraïbi n’appartient pas à ces écrivains dont la mémoire a été bafouée et les livres oubliés. “Pour l’anecdote, je me suis déjà retrouvée dans un taxi à faire la discussion avec un chauffeur qui était fasciné d’apprendre que j’étais la femme de Driss Chraïbi ! La trace qu’il a laissée dépasse de loin les cercles littéraires”.

Et ce, bien qu’en 1954, lors de la parution du Passé simple, le premier roman de l’écrivain a suscité quelques remous : là où le jeune Driss Chraïbi racontait la délicate nécessité de l’émancipation de l’individu face au poids du collectif, nombreux sont ceux à avoir perçu le roman comme une critique acerbe des traditions et du Maroc, voire une apologie du colonialisme, à l’heure où le royaume luttait pour son indépendance.

Ce n’est que par la suite que Le passé simple a été accueilli par le lectorat de manière plus apaisée, jusqu’à devenir son œuvre la plus célèbre. Malgré ses allers-retours entre la France et le Maroc, il n’a jamais renié ses origines. Il a bien écrit : “Le Maroc, mon pays, mon foie, ma demeure”. Toute sa vie, le Maroc est littéralement resté dans son foie, “lkebda”, comme on dit”, tient à souligner Sheena Chraïbi.

Malgré ses allers-retours entre la France et le Maroc, Driss Chraïbi n’a jamais renié ses origines.Crédit: DR

Une vie à deux

En plus de trente ans de vie commune, Sheena Chraïbi a également été témoin privilégié de l’écriture des romans de Driss Chraïbi, que l’on pourrait qualifier d’auteur prolifique, celui-ci ayant laissé derrière lui une œuvre constituée d’une trentaine de livres, entre romans, mémoires, récits et livres de jeunesse.

“Ce n’était pas le genre à s’imposer un nombre de pages par jour, et encore moins des horaires d’écriture”

Sheena Chraïbi

“Ce n’était pas le genre à s’imposer un nombre de pages par jour, et encore moins des horaires d’écriture”, répond Sheena Chraïbi, interrogée sur les rituels d’écriture de son compagnon.

Elle décrit un homme incapable d’écrire sur commande, mais qui vit viscéralement ses romans en même temps qu’il les écrit : “Il vivait littéralement ce qu’il faisait vivre à ses personnages. S’il travaillait sur une scène de tension, celle-ci se faisait ressentir dans toute la maison. Un jour, je l’entendais taper frénétiquement sur sa machine en pleine nuit. Le lendemain matin, je découvrais que l’inspecteur Ali, l’alterego de Driss, venait de tuer son auteur”, poursuit-elle. Avant de concéder : “Nos vies et son écriture ont été étroitement liées”.

La mère du printemps, Une enquête au pays, Une place au soleil… tous ces romans auraient, selon le témoignage de Sheena, connu un même processus d’écriture : “Avant d’écrire, il commençait toujours pas créer quelque chose de ses mains. Il faisait du crochet, des tapisseries, il travaillait le bois… Ses idées se mettaient en place pendant le processus manuel”, explique-t-elle.

C’est ainsi que j’ai assisté à la genèse de ses romans, comme un canevas qui prenait vie devant mes yeux. Ainsi, alors qu’il travaillait sur son dernier projet d’écriture, resté inachevé, il avait fait une magnifique tapisserie. Quelques semaines plus tard, alors qu’il avançait sur le manuscrit, il n’était pas du tout content de ce qu’il avait écrit. Non seulement il a déchiré les pages, mais il a aussi défait la tapisserie ! C’est dire à quel point il liait ces créations à son écriture”.

Dans ce long processus, la machine à écrire n’arrive qu’en dernière position : “Il commençait par des notes manuscrites, qu’il rédigeait sur des cahiers que j’ai conservés. Ces notes étaient des bribes, on ne va jamais y retrouver un récit entier. Ce n’est qu’une fois qu’il voyait plus clair qu’il passait à la machine à écrire”.

“Il commençait par des notes manuscrites, qu’il rédigeait sur des cahiers que j’ai conservés. Ce n’est qu’une fois qu’il voyait plus clair qu’il passait à la machine à écrire”Crédit: DR

En plus d’avoir assisté à l’écriture de tous ces romans depuis 1971, Sheena Chraïbi en a également été la première lectrice : “Il faudrait plutôt dire auditrice”, rectifie-t-elle. “A chaque fois qu’il écrivait, il me lisait à voix haute ses textes, et je l’écoutais. Il avait cette qualité inouïe de conteur. J’aurais aisément pu le voir sur la place Jamaâ El Fna en train de raconter ces histoires !”, s’amuse-t-elle.

Parmi tous ces livres qui ornent désormais sa bibliothèque, ses préférés appartiennent au cycle de “la trilogie berbère”, comme l’ont appelée différents critiques, correspondant à La mère du printemps, Une enquête au pays et Naissance à l’aube.

Il les a écrits pendant que nous étions installés à l’Ile d’Yeu, où nous avons vécu pendant huit ans”, commente-t-elle, tandis que des souvenirs semblent défiler sous ses yeux. Et d’ajouter : “Cela correspond à une période très heureuse de notre vie”.

Après avoir interrogé la civilisation occidentale, Driss Chraïbi creuse les origines de la civilisation amazighe et arabo-andalouse dans la “trilogie berbère”. A cette même époque, germe dans son esprit l’idée d’un potentiel retour au Maroc, après des décennies passées à l’étranger.

“c’est en vivant au Maroc avec lui que j’ai véritablement compris le sens 
de ses livres”

Sheena Chraïbi

Il vivait, depuis cette petite île, un véritable rêve marocain, qui a finalement abouti à notre installation au Maroc en 1985. Celle-ci a duré deux ans, mais je crois pouvoir dire avec le recul que c’est en vivant au Maroc avec lui que j’ai véritablement compris le sens de ses livres”, confie Sheena Chraïbi.

Des manuscrits inédits ?

Les heures passent, et Sheena Chraïbi n’en finit pas de raconter, à cœur ouvert, les anecdotes qui ont rythmé sa vie. Celles-ci sont tellement riches, drôles et vivantes, qu’elle nous confie être en train de les consigner : “Je mène actuellement un projet d’écriture, sur lequel je travaille depuis plusieurs années”, révèle-t-elle.

Assez rapidement après la disparition de Driss, j’ai eu envie d’écrire ce qui nous a unis pendant si longtemps. Il s’agit de récits dont les premières notes remontent à 2008. J’y retrace mes années à ses côtés, à travers le regard et les ressentis d’une Écossaise mariée à un écrivain marocain, ainsi que toutes ces années de voyages entre la France, le Maroc et l’Ecosse.” Toujours en cours d’écriture, ce manuscrit contient des textes écrits en anglais, sa langue maternelle, et d’autres en français, que Sheena manie à la perfection. “Idéalement, j’aimerais le publier dans ces deux langues, au Maroc”, ajoute-t-elle.

Tapuscrit original corrigé par Driss ChraïbiCrédit: DR

Driss Chraïbi avait-il lui aussi des projets d’écriture qui n’ont pas eu l’occasion de voir le jour? “Il n’y a pas de roman caché, si telle est votre question”, répond dans un premier temps la gardienne des précieuses archives de l’écrivain.

Toujours est-il qu’il a effectivement continué à avoir des projets d’écriture jusqu’à ses derniers jours, qui n’ont pas pu aboutir. Cela ne suffit pas à constituer un roman à part entière, mais il y a encore quelques inédits que l’on pourrait publier dans les années qui viennent. J’y pense beaucoup en ce moment. Mes prochains séjours au Maroc pourront être l’occasion de creuser ces pistes”.

S’il ne nous est pas possible pour le moment d’en savoir plus sur la nature de ces inédits, Sheena Chraïbi nous renvoie vers un autre aspect méconnu des œuvres de l’écrivain : ses pièces radiophoniques. Diffusées sur France Culture pendant des années, celles-ci sommeillent à présent dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en France.

C’est dommage qu’elles soient occultées car elles constituent le pendant de ses romans. Si on écoute l’adaptation de La civilisation, ma mère ou de La mère du printemps, qu’il a lui-même mis en scène, on retrouve une dimension sonore et orale qui transforme complètement la lecture du texte”, insiste Sheena Chraïbi.

Il y a quelques années, le chercheur Kacem Basfao, spécialiste de l’œuvre de Driss Chraïbi, a entrepris de dépoussiérer certaines de ces archives sonores, afin de reconstituer La greffe, une des pièces de théâtre radiophoniques de l’écrivain.

Paru en 2020 aux éditions El Kalima en Algérie, le petit ouvrage n’est pour autant pas accessible au Maroc, en raison de l’absence de circuit de distribution reliant les deux pays. “Je dois avouer que j’ai quelque peu regretté d’avoir accepté de le publier aux éditions El Kalima car le livre n’a jamais pu être distribué au Maroc. S’il reste quelque chose à publier, dorénavant, ça se fera au Maroc”, assure-t-elle.

Parmi ses projets actuels ayant trait à la mémoire de l’écrivain, Sheena Chraïbi évoque notamment sa volonté de rééditer les livres pour enfants qu’il a écrits, dont certains sont complètement épuisés aujourd’hui. “Driss portait une attention particulière à la nouvelle génération d’écrivains qui pourrait voir le jour. Il aimait transmettre le goût de la lecture et de l’écriture. Lorsque, dans les années 1980, des jeunes lui demandaient quand est-ce qu’il écrirait le deuxième Passé simple, il répondait que c’était à eux de le faire”, se souvient-elle.

Fidèle à cette philosophie, Sheena Chraïbi ambitionne notamment d’ériger au Maroc un lieu de mémoire en hommage à l’écrivain : “Qu’il s’agisse à la fois d’un endroit où l’on pourrait exposer ses livres, ses archives, mais aussi organiser des clubs de lecture, des rencontres littéraires, des ateliers d’écriture… La transmission lui tenait à cœur, et j’aimerais que cet espace puisse accompagner l’émergence de talents littéraires marocains”.