Quelle médecine de l’âme chez Al-Razi et Avicenne?

Aux premiers siècles de l’islam, la science dite “des Arabes”, c’est-à-dire des arabophones, a de multiples sources. La plus connue est la grecque, surtout pour la médecine. Les spécialistes Meryem Sebti et Pauline Koetschet évoquent les travaux et avancées de la recherche en la matière pour Pause_R, le podcast de mise à disposition des savoirs de TelQuel, l’AUF et Economia.

Meryem Sebti est directrice de recherche au CNRS et historienne des idées. Elle a notamment été chargée de conférences invitée à l’École pratique des hautes études.

Pauline Koetschet est chercheuse, elle aussi au CNRS, spécialiste de philosophie arabe médiévale. Elle est actuellement directrice du département des études arabes, médiévales et modernes à l’Institut français du Proche-Orient, à Beyrouth.

Pour notre podcast Pause_R, toutes deux ont évoqué la médecine et l’âme dans les textes de Galien, Abu Bakr Al-Razi, Ibn Sina et Al-Ghazali. Extraits.

Meryem Sebti, quel a été l’un des apports originaux d’Ibn Sina, ou Avicenne, lorsqu’il a travaillé sur la notion de l’âme, après sa lecture des textes grecs ?

M.S. : Avicenne se retrouve confronté à deux thèses qu’il ne peut accepter : la thèse platonicienne et néoplatonicienne de la préexistence de l’âme au corps, et la thèse aristotélicienne de l’âme qui n’existerait qu’avec le corps, et qui mourrait avec lui.

Cela n’est pas acceptable pour un philosophe qui se situe dans le cadre d’une révélation monothéiste. Il crée alors une 3e voie philosophique très importante puisqu’elle va influencer massivement, non seulement le cours de la philosophie en terre d’islam, mais aussi la théologie.

Donc, l’âme, pour Avicenne, ne préexiste pas au corps. Et pourtant l’âme lui survit après la mort. Il construit de nouveaux concepts philosophiques avec un génie qui lui est propre et c’est quelque chose qu’on voit à l’œuvre dans son traité majeur sur l’âme, qui s’appelle Kitab al-Nafs mina Chifa. C’est le Kitab al-Chifa, ce qui veut dire en français Le Livre de la guérison.

Pauline Koetschet, on connaît Galien pour sa médecine, mais vous nous rappelez que les arabophones, comme Abou Bakr Al-Razi, se sont aussi intéressés au philosophe et logicien. Que disait-il, par exemple, du travail du médecin ?

P. K. : La médecine a ceci de particulier qu’elle ne peut pas fonctionner comme les mathématiques, elle part toujours de cas particuliers. De ce que vous avez devant vous, quand vous êtes médecin, et que vous devez poser un diagnostic puis proposer un traitement.

Or, ce que vous avez devant vous ce n’est pas la maladie, ce sont ses symptômes. La maladie, vous ne la verrez jamais. Le principe de la médecine c’est d’opérer dans le domaine de l’observation, de l’empirique.

On doit remonter du signe à ce dont il est le signe, et qui va rester caché : la maladie. C’est un processus, on pourrait dire “sémiologique”, que Galien appelle “l’indication”.

Comment peut raisonner le médecin ?

P. K. : Le médecin doit à tout prix se distinguer d’autres formes de raisonnement qui se fondent également sur les cas particuliers. On a les raisonnements rhétoriques, qui partent d’un seul cas particulier pour en tirer une conclusion générale. Ils partent d’un exemple pour en tirer une conclusion qui va s’appliquer à un tout. Ça, c’est le raisonnement le plus faible.

Plus fort que le rhétorique, on a aussi le raisonnement dialectique. Ce dernier se fonde sur un ensemble de cas particuliers, donc c’est typiquement le raisonnement qu’on mobilise dans l’induction.

Le raisonnement dialectique va être plus ou moins fort, plus ou moins puissant, en fonction du nombre de cas particuliers. Si ce raisonnement se fonde sur l’ensemble des cas particuliers d’une classe d’objets, alors très bien, il aura une validité extrêmement forte.

Cela fait donc plusieurs outils à sa disposition ?

P. K. : D’où l’intérêt de Galien pour cette distinction entre la démonstration, la dialectique et la rhétorique. Mais il ne met pas tout à la poubelle, c’est-à-dire que c’est intéressant pour le médecin, s’il ne peut pas s’appuyer sur un raisonnement démonstratif, de s’appuyer sur un raisonnement dialectique, le plus puissant possible, qui va quand même lui permettre de proposer un traitement. Le but de Galien, c’est de fonder en raison le raisonnement du médecin.

Meryem Sebti, comment se diffuse la pensée d’Avicenne ?

M. S. : La doctrine de l’âme avicennienne devient un élément massif et majeur de l’histoire de la pensée, je ne dirais pas universelle, mais en tout cas de la pensée latine médiévale, juive et islamique. Il suffit de prendre le penseur et théologien ashârite le plus important de tous : Abou Hamid Al-Ghazali, mort en 1111.

Al-Ghazali, comme beaucoup de gens le savent, a férocement critiqué Avicenne. Il a même émis une fatwa pour condamner la philosophie d’Avicenne, notamment sur cinq points. L’un de ces points c’est l’idée que Dieu ne connaîtrait pas le particulier et un autre est que les philosophes n’acceptent pas la résurrection des corps après la mort, comme l’annonce la révélation coranique.

Cependant, si l’on ne connaît pas la doctrine de l’âme d’Avicenne, on ne peut absolument rien comprendre à la doctrine de l’âme et de la connaissance d’Al-Ghazali. Ce dernier dépend quasiment à 100% d’Avicenne dans ses développements sur la doctrine de l’âme. C’est le cas aussi de l’autre très grand théoricien ashârite, Fakhr Eddine Ar-Razi.

Al-Ghazali aurait-il repris la pensée avicennienne ?

M. S. : Je dirais qu’il l’a islamisée, parce qu’il est théologien. Très critique des philosophes, il est néanmoins dépendant des concepts et des développements avicenniens. Avicenne est un des faylasouf, ce qui est une translittération directe du grec. Comme Ibn Rochd, Al-Kindi, Al-Farabi… ils s’inscrivent eux-mêmes dans la filiation grecque de la philosophie.

Ils ont connu aussi certaines attaques, mais pas Al-Ghazali : c’est peut-être le plus grand théologien ashârite, donc on ne va pas le suspecter de quoi que ce soit. Ce qui est incroyable c’est que, grâce à Al-Ghazali, la philosophie d’Avicenne devient massivement la philosophie commune, non seulement dans la falsafa, mais dans ce qui, à partir du XIIe siècle, est appelé la hikma.

Ce n’est plus falsafa, ce mot où l’on entend encore le grec, mais ça devient al hikma, qui veut dire “la sagesse”. C’est en fait une islamisation un peu plus poussée de la pensée d’Avicenne. Et elle a notamment eu lieu à travers des figures comme Al-Ghazali et Fakhr Eddine Ar-Razi.

Cela contredit ce qu’on entend souvent…

M. S. : Tout ça, c’est le fruit d’études assez récentes. Avant on avait l’idée commune qu’Al- Ghazali avait attaqué la philosophie, qui serait morte après Al-Ghazali, et au revoir, salut.

Ce n’est pas du tout le cas, puisqu’au contraire, des travaux récents de gens comme Frank Griffel ou Ayman Shihadeh pour Fakhr Eddine Ar-Razi, nous montrent que ces théologiens ont contribué à diffuser massivement les grandes structures de la pensée avicennienne.

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