Du haut de ses quatre-vingts ans, Mohamed Berrada se porte bien. C’est au café du Musée Mohammed VI d’art contemporain qu’il nous donne rendez-vous, à Rabat. La ville qui a vu défiler sa jeunesse, ses étudiants, ses textes, mais aussi ses combats.
Ancien enseignant de littérature à la faculté Mohammed V, ancien président de l’Union des écrivains marocains, fervent militant de gauche, soutien indéfectible à la cause palestinienne, et défenseur inconditionnel de la langue arabe… Mohamed Berrada n’a jamais caché ses engagements.
Au contraire, c’est dans une langue poignante et parfaitement maîtrisée, à laquelle il a souvent accolé la darija, qu’il les a explicités à ses lecteurs, au fil de ses huit romans. Pourtant, comme il le rappelle si bien, la littérature n’est pas que politique, et ce, même pour les plus grands militants.
Si c’est en France qu’il est installé depuis quelques années, aux côtés de son épouse Leïla Shahid, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, l’écrivain suit de très près l’actualité nationale, dans toutes ses dimensions. Et il nous confie que chacun de ses séjours à Rabat est l’occasion de se souvenir des belles années mouvementées qu’il y a vécues. Loin de sombrer dans la nostalgie, Mohamed Berrada s’interroge plutôt sur les horizons qui s’ouvrent pour la littérature marocaine.
A présent que les éditions Le Fennec ont entrepris de publier ses œuvres intégrales, qui devraient être prêtes pour le prochain Salon international du livre (SIEL, en juin à Rabat, ndlr), Mohamed Berrada travaille actuellement à la relecture et à la correction de tous ses textes : Le Jeu de l’oubli, La Lumière fuyante, Comme un été qui ne reviendra pas… L’occasion de lui demander, le temps d’un café, ce qu’il a pu retenir de toute une vie d’écriture.
Les éditions Le Fennec publieront prochainement vos œuvres intégrales. Il est encore rare que ce genre d’initiatives éditoriales soient entreprises. Le vivez-vous comme une forme de consécration, ou du moins, de reconnaissance ?
C’est une initiative que je dois à Layla Chaouni, mon éditrice. Je le vis comme une occasion de méditer sur mon itinéraire littéraire. Je veux dire par là qu’un écrivain arabophone, qui a vécu le Maroc d’avant et d’après l’indépendance, a vu et vécu des bouleversements notables.
“Quand j’ai commencé à écrire des nouvelles, à 19 ans, j’étais poussé par l’enthousiasme que j’éprouvais pour la langue arabe”
Quand j’ai commencé à écrire des nouvelles, à 19 ans, j’étais poussé par l’enthousiasme que j’éprouvais pour la langue arabe. Une langue que j’ai découverte, dans sa dimension écrite et parlée, dans les établissements scolaires construits par les nationalistes.
En travaillant sur la republication de ces romans, j’ai l’impression de faire une sorte de rétrospective sur un parcours qui n’était pas vraiment programmé.
Vous êtes un fervent défenseur de la langue arabe, dans laquelle vous avez toujours écrit. A quel moment l’amour de cette langue est-il entré dans votre vie ?
J’ai surtout découvert la langue arabe à travers les publications égyptiennes, libanaises et syriennes qui foisonnaient à l’époque, et qui étaient très facilement trouvables. Le protectorat français n’interdisait pas ces publications, et c’est ainsi que ma génération s’est nourrie de cette culture. J’ai lu Ahmed Chaouki, Taha Hussein, Ibrahim al-Mazini, etc. Les livres étaient là.
Cet attachement à la langue était lié au besoin d’exprimer quelque chose. Le fait d’être scolarisé dans ces établissements a aussi fait que nous étions très politisés, et que l’amour de cette langue était aussi une forme de revendication dans les années qui ont précédé et suivi l’Indépendance.
Dans “Comme un été qui ne revient pas”, vous revenez notamment sur ces années que vous avez vécues au Caire, pendant vos études. Que doit l’écrivain que vous êtes devenu à cette ville ?
Je lui dois l’amour de l’écriture et de la littérature. Cette ville a éveillé en moi l’importance de la mémoire intime. Plus précisément, cet éveil s’est fait à travers le dialecte égyptien, ses films, ses chansons et son théâtre. Quand on est dans une grande ville comme Le Caire, on ne fait qu’entendre un flot de paroles toute la journée. Et puis, bien sûr, il y avait toute la littérature égyptienne, dans laquelle certains romanciers accordaient une grande importance au dialecte.
Le lecture de vos huit romans permet aussi de (re)découvrir les interrogations qui ont traversé l’histoire du Maroc moderne. Si la dimension politique de vos œuvres est palpable, est-elle pour autant indissociable de votre littérature?
“Avant Le jeu de l’oubli, je me considérais un peu comme un écrivain du dimanche”
L’écriture de mon roman Le jeu de l’oubli a en ce sens été un véritable tournant pour moi. J’ai mis sept ans à l’écrire, et avant cela, je dois avouer que je me considérais un peu comme un écrivain du dimanche (rires). L’écriture de ce livre m’a fait réfléchir à l’importance de la littérature hors de sa dimension politique.
J’appartiens à une génération qui a beaucoup écrit pour militer, mais qui a aussi été très déçue par moments lorsqu’elle s’est rendu compte du fossé entre ses idéaux et la réalité. C’est alors que cette génération, à laquelle j’appartiens, s’est mise à réfléchir à une littérature plus individualisée.
Dans Le jeu de l’oubli, je racontais certes une histoire sociale du Maroc, mais à travers ma mémoire. C’était le moi, le “je” de l’individu qui se constituait dans l’écriture de ce roman, et plus seulement le “je” du collectif. Sans rien changer à ses convictions, ce “je” a voulu s’exprimer en dehors des sentiers politiques auxquels il s’était jusque-là consacré.
Il était alors question d’une littérature plus intime, plus personnelle, qui évoque des désirs, des sentiments, des doutes… Quand je le relis aujourd’hui dans le cadre de sa republication, plus de quarante ans après l’avoir écrit, je me dis que j’y ai tout dit.
Avant ce roman, l’écriture n’était pour vous qu’un jeu ?
Avant ça, l’écriture pour moi n’était qu’un moyen. C’est à partir de ce roman que j’ai commencé à prendre l’écriture au sérieux. Dans l’ambiance militante de gauche où j’évoluais, l’écriture était d’abord un support pour dénoncer et véhiculer des idées.
En raison de mes autres activités, comme l’enseignement que j’exerçais avec beaucoup de passion, je ne m’y consacrais pas entièrement. C’est plus tard que je me suis assidûment mis à écrire, avec l’idée que la littérature n’est pas que politique.
Le lectorat vous l’a bien rendu, puisque ce roman a fait son entrée dans les programmes scolaires il y a quelques années…
C’est une grande chance. Pour l’anecdote, j’étais un jour invité dans une émission pour discuter avec des élèves de ce roman. Je disais que j’étais heureux que des questions d’ordre sentimental et sexuel, que les élèves ne pouvaient pas aborder avec leurs parents, pouvaient être évoquées en cours. L’élève m’a alors répondu : “Ah non monsieur, quand on arrive à ces paragraphes dans votre roman, le professeur les saute” (rires).
Pour en revenir à son entrée dans les programmes scolaires, c’était effectivement une grande opportunité, mais qui renvoie paradoxalement à la fragilité du champ littéraire. Une fois intégré aux programmes scolaires, le tirage du Jeu de l’oubli est passé de 5000 à 200.000 exemplaires. Pour un écrivain marocain, ce chiffre semble vertigineux, et nous révèle à quel point le livre est encore fragile.
D’où provenait ce besoin de distinguer la chose politique de la chose intrinsèquement littéraire ?
Distinguer ne veut pas forcément dire oublier. Dans mes romans, j’ai essayé de traiter toutes ces choses de la vie que sont la politique et l’intime, à pied d’égalité. Si l’on part du principe qu’il y a un dynamisme qui fait constamment bouger le monde, on doit reconnaître que celui-ci ne découle pas seulement du social, de l’histoire et de la politique, mais aussi du ressenti et du sentiment.
Je pense que la défaite des armées arabes face à l’armée israélienne en 1967 nous a révélé la falsification des régimes arabes, qui utilisaient la cause politique à d’autres fins. Cela a créé une désillusion, qui a permis à la littérature arabe de se détacher en partie de la chose politique, et par conséquent, de libérer son imaginaire.
Cela a permis, notamment, de passer d’un imaginaire nationaliste à un imaginaire social, qui a commencé à penser les droits de l’individu en tant que tel. C’est ce qui a permis à ce discours littéraire créatif de révéler tout ce qu’il avait passé sous silence jusque-là.
Dans le monde arabe, cela a donné naissance à l’autobiographie intimiste, mais aussi à des textes qui s’inspiraient de faits sociaux.
Vous êtes aussi un grand lecteur. Quel regard portez-vous sur les productions des jeunes écrivains marocains ?
Il faut dire que je ne suis pas de très près la littérature marocaine d’expression francophone, du moins, pas autant que du côté arabophone. Dernièrement, j’ai lu Moudakirat Mitliya (Mémoires d’une lesbienne, éd. Dar Agora, qui a notamment fait polémique lors du SIEL en juin dernier, ndlr) de la jeune Fatima Zahra Amzkar et qui m’a semblé intéressant.
Je suis curieux de voir ce que la jeune génération de romanciers peut proposer. Je suis très fier de voir que notre littérature est primée, comme ce fut le cas de Abdelfattah Kilito, qui vient de recevoir le Prix du Roi Fayçal de langue et littérature arabes (pour son œuvre Récit arabe ancien et théories modernes, ndlr)…
C’est inspirant, et j’espère que ces succès inviteront la génération montante à élargir le champ de notre littérature. Son rôle sera peut-être de se poser véritablement la question de l’identité marocaine, car j’ai aussi l’impression que c’est une génération qui est en perte de repères et qui se cherche beaucoup.
La génération des années 1970 n’a-t-elle pas, elle aussi, vécu cette perte de repères ?
Absolument, j’ai moi-même écrit des textes qui se sont inspirés d’une position d’entre-deux que j’ai toujours ressentie. Je dirais que mes écrits se sont inspirés de ma position d’entre-deux. Je suis né à Rabat, mais j’ai passé les dix premières années de ma vie à Fès, et puis j’ai passé ma jeunesse entre Rabat et Le Caire, ma vie d’adulte entre le Maroc, la France et la Belgique…
Dans Le jeu de l’oubli, je raconte l’histoire d’une jeune Marocaine installée en France, qui a vécu la révolution de Mai 68, et qui s’est retrouvée entraînée dans ce mouvement sans être préparée à accueillir cette civilisation occidentale. Jusqu’à présent, les traditions et le passéisme continuent de nous peser.
Je pense que c’est ce qui fait que nous vivons dans une société très agitée, où il nous est difficile de définir des valeurs auxquelles nous nous identifions. Ce rapport avec toute civilisation qui n’est pas la nôtre reste problématique. D’où l’importance d’une littérature qui pose de réels questionnements et cheminements existentiels. Un écrivain, aussi doué soit-il, c’est d’abord quelqu’un qui a une vision du monde.
Et quelle serait votre vision du monde ?
Elle consiste à refuser l’injustice. Dans mes romans, cela se traduit par l’attention que je porte à traiter toutes les dimensions de l’être, et donc d’un personnage, dans ses qualités, ses défauts. Je pense que la complexité est une composante de la vie, et qu’elle se doit d’apparaître dans la littérature. Quand j’écris, j’aime suggérer les choses, de sorte à inviter le lecteur à créer son propre jugement. Dès lors, il ne subit plus l’histoire qu’il lit, et l’interroge constamment.
Diriez-vous qu’un écrivain marocain, s’il écrit en français ou en arabe, occupe une place différente dans le milieu littéraire ?
Il y a bien sûr des différences. Ce qui est sûr, c’est que je constate une frontière entre la littérature marocaine qui s’exprime dans ces deux langues, et qu’on peut imputer, entre autres, au manque de dialogue entre les écrivains. Dans les années 1970, malgré nos divergences, nous autres écrivains étions plus soudés.
Je me souviendrais toujours de ce grand débat que l’Union des écrivains marocains avait organisé avec nos confrères francophones de la revue Souffles. Nous irons mieux le jour où l’on consacrera une véritable réflexion à la littérature marocaine, sans distinction entre écrivain arabophone et francophone.
Vous êtes aujourd’hui l’un des rares écrivains marocains arabophones dont plusieurs œuvres sont traduites en français. Y êtes-vous pour quelque chose ?
J’ai eu la chance d’être traduit, car mon itinéraire m’a permis de côtoyer plusieurs maisons d’édition à l’étranger, qui ont été intéressées par mes romans. Cela ne veut pas dire que mes romans soient meilleurs que ceux des autres.
Toujours est-il que je tiens aux traductions qui ont été faites, car elles m’ont permis d’élargir mon lectorat, de discuter et débattre avec un public qui, autrement, n’aurait pas pu me lire.
“Ces traductions ont aussi permis de contredire ceux qui ont toujours pensé que l’arabe était une langue sacrée”
Et puis, surtout, ces traductions ont aussi permis de contredire ceux qui ont toujours pensé que l’arabe était une langue sacrée, et que par conséquent, la littérature arabe ne permettait pas d’aborder certains sujets et d’écrire d’une certaine manière. Car l’arabe est une langue qui a reçu un ensemble d’héritages, et qui offre des possibilités littéraires et linguistiques inouïes, que certains auteurs ont, pendant une période, refusé d’utiliser.
C’est aussi en ce sens que les traductions de mes textes ont beaucoup compté pour moi. Je pense que de manière plus générale, il y a un effort collectif qui doit être fait pour valoriser et explorer la langue arabe en littérature. Dans le monde entier, il y a encore beaucoup d’excellents romanciers qui écrivent en arabe, et qui ne connaissent pas le succès qu’ils méritent. La traduction est un outil précieux, qu’il faut constamment continuer à réfléchir et à approfondir.
Vous êtes de passage à Rabat, ville où vous avez vécu une grande partie de votre engagement politique, et qui occupe une place conséquente dans vos œuvres. Ce séjour remue-t-il des souvenirs ? Etes-vous nostalgique de cette période ?
Des souvenirs, il y en a beaucoup qui me traversent l’esprit, notamment lorsque je me promène dans le centre-ville. Pour la nostalgie, je ne sais pas. D’abord, ce séjour me rappelle que je suis vieux (rires). Je me surprends souvent à dresser des comparaisons entre le Maroc que j’ai connu à cette époque, et celui que j’observe aujourd’hui.
Je pense notamment à ce qu’est devenu le citoyen, dont la valeur centrale semble être devenue le pragmatisme. Cela se traduit aussi en politique, où il n’y a même plus de véritable opposition. A l’époque, il y avait un ensemble de tendances politiques qui discutaient, négociaient et échangeaient. Cela permettait de donner un horizon aux jeunes que nous étions.
Aujourd’hui, je ne ressens pas le mouvement d’une jeunesse mobilisée qui a des choses à revendiquer. Peut-être qu’elle existe et que je ne la vois pas ?
Parlons un peu de votre présent. Continuez-vous à écrire aujourd’hui ?
Oui, mais peut-être pas autant qu’avant. Je me suis toujours considéré comme un écrivain assez lent. Je prépare un texte critique sur le roman arabe. C’est un projet assez ambitieux, puisqu’il recouvre le roman de tout le monde arabe, et sur lequel je travaille depuis longtemps. Je continue à écrire quelques nouvelles et un texte théâtral qui cherche un metteur en scène, mais je ne pense pas avoir encore quelque chose à dire dans un roman.
Vous pensez avoir tout dit ?
Oui. Plus précisément, je pense avoir tout dit dans Le jeu de l’oubli et dans La lumière fuyante. Je ne pense pas que mes autres romans aient été aussi bons que ces deux-là.
Afin de préparer la republication de vos œuvres intégrales, vous êtes actuellement en train relire, et de corriger, vos huit romans. Aimeriez-vous y changer quelque chose?
Oui, mais mon éditrice me l’a interdit (rires). Je crois que lorsqu’il écrit, un romancier a toujours une ambition qu’il n’atteint pas. Dans chaque roman abouti, il y en a un autre qui ne l’est pas, et c’est ce qui nourrit le roman suivant, qui donne un souffle pour continuer à écrire. C’est cette recherche et cette hésitation constante entre le roman publié et le roman potentiel qui continue d’animer un écrivain. Je n’écris plus de romans aujourd’hui, mais je retrouve cette dynamique quand j’écris des nouvelles.
Qu’apprend-on en soixante ans d’écriture ?
On apprend la nécessité de concevoir les choses de façon dialectique. Autrement dit, qu’il n’y a rien de définitif, pas même ce que l’on fige sur du papier, et qu’une même chose peut avoir plusieurs manières de se réaliser.
On apprend aussi qu’un écrivain a besoin d’une curiosité qui se renouvelle constamment. Et puis, que l’écriture est une constante confrontation à soi-même, que les sentiments sont plus forts que la raison.
A partir de là, la complexité des sentiments ne peut être explorée qu’à travers l’écriture, qui nous suggère que les choses et le monde peuvent être autres que ce qu’ils sont. Je trouve cela formidable.