Réédition : aimer, selon Fatéma Mernissi

L’enquête L’amour dans les pays musulmans de Fatéma Mernissi est rééditée aux éditions 
Le Fennec, quinze ans après sa parution en 2007. Signe du succès, mais aussi de la pertinence, d’un texte qui n’a pas pris une ride.

Par

Initialement publié en 2007 aux éditions Le Fennec, L’amour dans les pays musulmans est un ouvrage peu connu de Fatéma Mernissi.

Fatéma Mernissi construit son enquête en parodiant ouvertement ce qui aurait pu être un guide amoureux pour débutants. Les chapitres s’intitulent “Comment séduire ?”, “Le mari fidèle existe-t-il ?”…Crédit: DR

Du moins, en comparaison du célèbre Rêves de femmes, roman autobiographique de la sociologue, ou encore du Harem politique, essai paru en 1987, dans lequel Fatéma Mernissi esquissait déjà le concept de “houdoud” (frontières), et interrogeait la place dans des femmes musulmanes dans leur société.

Pourtant, c’est un an seulement avant la parution de cet ouvrage phare, si conséquent qu’il aura peut-être éclipsé les suivants, que Fatéma Mernissi avait mené cette enquête assez particulière, autour du concept large et abstrait de l’amour.

Un sujet de recherche qui aurait pu froisser nombre de ses confrères sociologues dans les années 1980, et c’est peut-être pour cette raison qu’il a été aussi crucial pour Fatéma Mernissi de s’y intéresser.

Après la parution de l’édition marocaine, les droits de L’amour dans les pays musulmans sont rachetés par les éditions Albin Michel, qui publient en 2009 une édition française de l’ouvrage, à mi-chemin entre l’essai et l’enquête sociale.

Bien qu’il ne connaisse pas le succès fulgurant des autres livres de Fatéma Mernissi, 21.000 exemplaires de L’amour dans les pays musulmans ont tout de même été vendus à travers le royaume. Un chiffre tout à fait respectable, au vu des minces statistiques du livre marocain.

Près de huit ans après son décès, le 30 novembre 2015, les livres de Fatéma Mernissi, dont certains titres sont régulièrement épuisés, continuent d’être réclamés en librairies. Une exception dans le paysage littéraire marocain, dont Layla Chaouni, fondatrice et directrice des éditions Le Fennec, est parfaitement consciente : pour la quatrième fois, la maison d’édition casablancaise réédite L’amour dans les pays musulmans.

En kiosque, en librairie

L’amour dans les pays musulmans, de Fatéma Mernissi, éditions Le Fennec, 175 p., 20 DH.

Pourtant, lorsque Fatéma Mernissi a rédigé ce texte, elle ne le destinait pas à une maison d’édition. Nous sommes au milieu des années 1980, et la sociologue, alors quarantenaire, recueille des témoignages de jeunes Marocains autour de l’amour.

En parallèle, elle établit une bibliographie impressionnante, dans laquelle est recensée la manière dont l’amour, dans toutes ses nuances et complexités, a été appréhendé par les grands penseurs arabes, d’Ibn Hazm aux maîtres soufis, en passant par les contes des Mille et une nuits.

Le texte paraît alors dans le magazine Jeune Afrique, dans un numéro spécial, le 1er janvier 1986. Vingt ans plus tard, c’est Layla Chaouni qui décide de le dépoussiérer à partir des archives du mensuel panafricain, et de le publier sous forme de livre aux éditions Le Fennec.

Je savourais des sardines fraîches grillées sur la plage de Miramar à huit kilomètres de Rabat (…) lorsque mon téléphone a sonné (…). Mon éditrice était au bout du fil : elle venait de relire l’enquête que j’avais menée sur l’amour dans les pays musulmans il y a vingt ans, et voulait la publier”, écrivait Fatéma Mernissi dans la préface de cette édition, retraçant ainsi la genèse de la deuxième vie de ce texte.

À cette époque, la collaboration entre les deux femmes remonte déjà à plusieurs années, étayée par l’amitié sincère qui les unit. “Fatéma a été l’une des premières à m’encourager dans la création de la maison d’édition en 1987, et m’a immédiatement suivie lorsque j’ai été prête à la publier”, confiait l’éditrice à TelQuel il y a quelques mois.

Quand elle propose à Fatéma Mernissi de publier L’amour dans les pays musulmans, Layla Chaouni ambitionne déjà de viser un lectorat jeune. Un objectif qui s’était traduit trois ans auparavant, en 2004, avec le lancement d’une collection de livres de poche, aux côtés de la même Fatéma Mernissi, proposant ainsi des ouvrages dont le prix variait de 10 à 30 dirhams.

Toujours est-il que, de prime abord, la sociologue doute que L’amour dans les pays musulmans puisse encore intéresser les nouvelles générations, vingt ans après sa parution : “Mais Layla, me suis-je écriée, plus personne ne s’intéresse à Ibn Hazm – cet expert andalou de l’amour (…) Les jeunes que tu veux cibler passent leur temps à regarder les vidéos-clips sur la TV et jouent aux jeux vidéo sur Internet”.

Dans cet ouvrage, Fatéma Mernissi démontre que l’amour, dans sa forme la plus passionnelle, n’a jamais été étranger à la culture arabo-musulmane.Crédit: FADEL SENNA / AFP

Une fois n’est pas coutume, la sociologue a fait erreur : au détour d’une brève recherche sur Internet, elle découvre que le célèbre Collier de la colombe, un traité autour de l’amour du poète et philosophe Ibn Hazm, est désormais un best-seller, et que les préoccupations de l’amour, loin d’être dépassées par les nouvelles technologies, sont plus que jamais d’actualité dans les pays musulmans.

«L'amour dans les pays musulmans»

Fatéma Mernissi

30 DH

Ou

Livraison à domicile partout au Maroc

Parlez-moi d’amour

“J’adore parler d’amour, j’adore écouter les autres en parler, s’expliquer sur leurs émois passés ou actuels”

Fatéma Mernissi

“J’adore parler d’amour, j’adore écouter les autres en parler, s’expliquer sur leurs émois passés ou actuels”, écrit Fatéma Mernissi. Car comme souvent chez une sociologue, tout commence par de la curiosité. C’est ainsi qu’à travers ses recherches, elle sonde de jeunes Marocains sur leur conception des sentiments, du couple et du mariage.

En exemple, cette description de la femme idéale pour un jeune homme, initialement recueillie par la future présidente du CNDH Amina Bouayach en 1983, qui a été assistante-chercheuse de Fatéma Mernissi : “La femme idéale ? Pour moi, c’est une femme qui m’est complémentaire, chez qui je trouve les qualités que j’apprécie… et celles que je ne possède pas. Elle doit avoir une grande beauté d’âme et posséder un charme qui n’apparaîtra qu’à moi seul ! En plus, elle doit être correcte, sérieuse et forte. Elle ne doit pas céder facilement, même devant moi”, confiait cet homme de 26 ans, un “intellectuel de gauche”.

La même année, la sociologue recueille les témoignages de plusieurs couples de Marocains, Algériens, Tunisiens et Sénagalais installés à Paris: “Notre mariage n’a rien à voir avec un mariage traditionnel. Notre vie est une négation totale de tout ce que les coutumes nous ont légué”, explique un certain Béchir.

Et c’est précisément cette rupture avec la tradition, mais aussi la manière dont son poids continue de régir la conception musulmane des relations amoureuses, qui intéresse la sociologue.

En s’amusant, avec un humour bien à elle, de la connotation fleur bleue que prend l’amour en tant que sujet de recherche, Fatéma Mernissi construit son enquête en parodiant ouvertement ce qui aurait pu être un guide amoureux pour débutants.

Ainsi, les chapitres s’intitulent tantôt “Comment séduire ?”, “Le mari fidèle existe-t-il ?”, ou encore, “Comment trouver un mari ?”. Peut-être est-ce en fouillant dans les clichés que l’on découvre parfois les réalités sociales les plus justes et répandues.

Cependant, il semblerait que c’est surtout pour déconstruire l’idée reçue selon laquelle l’amour serait, sous nos cieux, un produit tout droit importé d’Occident, que Fatéma Mernissi s’attèle à cette enquête, qui prend rapidement la forme d’une démonstration.

Et les arguments ne manquent pas : en puisant dans la richesse de la langue arabe avec les soixante synonymes du mot “hub” (amour), dans les vers du penseur Ibn Al Arabi et du mystique Muhammad Ad-Daylami, la sociologue démontre que l’amour, dans sa forme la plus passionnelle, n’a jamais été étranger à la culture arabo-musulmane.

Elle rappelle par ailleurs que si le fonctionnement des sociétés contemporaines laisse à penser que l’Occident est beaucoup plus décomplexé en ce qui concerne l’amour, cela n’a pas toujours été le cas.

Le christianisme présente la sexualité comme une source de déchéance et parle de péché dès qu’il s’agit de la chair. L’Islam, plus raffiné, identifie le désir comme un ennemi. Mais là, on ne dit plus qu’il faut détruire l’ennemi. Il faut simplement le repérer, le connaître, pour mieux le maîtriser”, remarque ainsi Fatéma Mernissi.

L’enquête L’amour dans les pays musulmans parait dans les colonnes de Jeune Afrique en 1986. C’est Layla Chaouni, éditrice et amie de Fatéma Mernissi qui décide de la publier, 20 ans plus tard, visant un lectorat jeune.Crédit: DR

Les dangers du monde digital

Mais alors, quand le monde arabo-musulman a-t-il raté le coche ? Comment est-il passé de la sublime prose enflammée d’Ibn Hazm, au tabou qui entoure désormais le sentiment amoureux? La sociologue accompagne les réponses à ces questions complexes d’observations sur le comportement amoureux des jeunes musulmans au début des années 2000.

Dans un chapitre intitulé “L’amour au temps d’Internet”, ajouté à l’enquête lors de sa publication sous forme de livre en 2007, Fatéma Mernissi note l’avènement des sites de rencontres entre musulmans, l’essor des imams vedettes sur la Toile, les prémices du phénomène de la vengeance pornographique, la perversité que peuvent renfermer les “chat rooms”.

Le plus grave, c’est que dans ces forums de discussions, les Don Juan modernes opèrent librement, à la différence d’Omar Ibn Abi Rabi’a qui, au VIIe siècle, à La Mecque, était surveillé de près par les gardes du calife quand il essayait de harceler sexuellement les femmes durant les fêtes de pèlerinage”, écrivait Fatéma Mernissi, qui mettait déjà en garde contre les dangers du monde digital.

Car c’est bien là que s’expriment, aujourd’hui plus que jamais, les désirs, fantasmes et complexes d’une jeunesse évoluant dans des sociétés qui ont fait de l’amour et de la sexualité un tabou.

«L'amour dans les pays musulmans»

Fatéma Mernissi

30 DH

Ou

Livraison à domicile partout au Maroc

Cœur brisé : Extrait de “L’amour dans les pays musulmans”

Ces couples dont je veux parler, ces hommes et ces femmes qui ont maintenant la quarantaine bien tassée, exercent souvent, à l’échelon national, des responsabilités économiques, politiques ou culturelles. Il ne s’agit pas de couples comme les autres.

Cette génération, celle des adolescents des premières années de l’indépendance, c’est la mienne. Nous avons cru, hommes et femmes, dans le Maghreb nationaliste, être capables de tout changer, de transformer le monde et, entre autres, d’aimer mieux que nos parents. Nous avons cru à l’amour, nous avons refusé le mariage arrangé, le mariage d’intérêt, le mariage manipulé.

Les couples qui se sont formés durant les années soixante dans les milieux étudiants, que ce soit à Paris ou dans les capitales maghrébines, étaient des couples pour lesquels un des acquis de l’ère nouvelle était cet amour-là. L’objectif : un couple moderne, très uni, qui partage tout, où l’on voyage, se divertit, travaille ensemble. (…)

Vingt ans plus tard, un grand nombre de ces couples dont le mariage était le résultat d’un choix, de l’amour, de la passion, vivent un malaise. Un malaise qui conduit parfois à la rupture. (…) Au-delà des drames et des déchirements individuels, on observe une régression vers les comportements et les valeurs de la période antérieure à l’indépendance.

Nous souffrons, parce que nous, qui étions supposés transformer la société, nous, économistes, politiciens, intellectuels, nous avons échoué dans cette entreprise. Il n’y a pas eu de révolution des mentalités. Notre génération n’a pas créé d’alternatives viables.

Ce malaise du couple reflète et accompagne seulement le malaise économique et politique. Seulement, il est sans doute plus douloureux : parce qu’il est vécu en tant qu’expérience intime, non comme un problème général public, mais comme un échec personnel.”