Je ne connais pas la terre entière, je ne connais que mon pays”, crache un jeune adolescent, anonyme qui plus est, à son médecin, son avocat, aux policiers, au juge qui le confrontera, au ministre de l’Environnement, et finalement, à l’illusion de la révolution de 2011, qui l’a trahi.
Cruel dans sa recherche de vérité, douloureux car ne cessant de raviver la plaie ouverte, Bel Abîme est le récit d’une condamnation qui n’aurait jamais dû avoir lieu.
Pourtant, l’auteur des crimes, un adolescent tunisien de tout juste quinze ans, ne cherche jamais à se disculper. Son cri est si sincère, si enragé, que l’on ne peut s’empêcher de se demander s’il est plus coupable d’avoir tué ou de s’être attaché à une société qui l’a broyé, à peine avait-il ouvert les yeux sur le monde.
“La vérité, c’est qu’on ne mérite pas un aussi beau pays”, énonce-t-il. à cela s’ajoute une ironie poignante, extrêmement maîtrisée, et une lucidité ensevelie sous l’aveuglement de la rage. L’ultime tour de force de Yamen Manai est probablement de parvenir à contenir dans une petite centaine de pages un roman aussi intense et grave, autour d’une histoire qui, a priori, ne parle que d’un amour entre un adolescent et son chien.
Bel Abîme est un roman qui ne peut être lu autrement que d’une traite, pour en saisir toute la puissance et la maîtrise. Une lecture indispensable, pour “l’amour d’un chien”… Pour l’amour d’un peuple.
‘Bel Abîme’ est votre quatrième roman. Ingénieur de formation, comment en êtes-vous venu à écrire ?
Je crois que la question, c’est plutôt comment j’en suis venu à faire un parcours scientifique (rires). Je fais partie d’une génération à qui on a dit que pour s’en sortir, il fallait faire des maths et de la physique, qu’il fallait devenir médecin ou ingénieur. Pourtant, j’ai toujours été un très grand lecteur, et ma curiosité pour le monde se traduit par mon amour de la littérature.
En Tunisie, la fin de l’ère Bourguiba et le début de celle de Ben Ali (la fin des années 1980, ndlr) ont été très néfastes pour la vie culturelle : beaucoup de médiathèques ont fermé, les maisons de jeunesse tombaient en ruine, les librairies disparaissaient les unes après les autres…
C’est une situation très inquiétante, que nous vivons encore aujourd’hui, pour le livre tunisien. C’est aussi ce qui a fait que je me suis tourné vers la littérature française, que j’ai eu l’opportunité de découvrir assez jeune, même sij’ai écrit mes premiers poèmes et nouvelles en arabe.
Malgré cette ouverture sur la littérature française, c’est auprès des éditions Elyzad, à Tunis, que vous publiez vos romans. Est-ce un parti pris?
Elyzad n’est pas seulement ma maison d’édition, mais ma maison tout court. J’ai la chance de travailler avec des éditeurs qui assument pleinement leur rôle et leur responsabilité vis-à-vis des enjeux et défis que connaît le livre tunisien.
Et c’est aussi un parti pris car j’ai envie de faire lire les Tunisiens. Surtout, j’ai envie d’envoyer le message qu’on est capable, depuis Tunis, de publier une œuvre exigeante, capable de s’exporter et de parler à tous, indépendamment des frontières.
Je suis convaincu de ce combat, qui est porté par Elyzad, et je suis très fier de pouvoir dire aujourd’hui qu’en tant qu’auteur, j’ai grandi aux côtés de cette maison d’édition.
On sent un souffle intense, une sorte d’écriture grave et urgente dans ce roman que vous avez écrit en dix jours. Qu’est-ce qui vous animait de manière aussi forte ?
En novembre 2020, j’ai vu une vidéo filmée à l’intérieur de l’hémicycle tunisien, qui montrait une députée se faire agresser. C’était un piètre spectacle. J’ai alors ressenti une indignation totale, j’ai été écœuré de voir des scènes pareilles se dérouler dans ce qui est censé être une haute institution au service du peuple.
J’ai pensé à ce vers sacré de Chebbi (Abou El Kacem Chebbi, poète tunisien, ndlr), “si le peuple réclame son droit à la vie, le destin doit répondre présent”. Justement, j’ai l’impression qu’il y a des gens dont l’art est de faire en sorte que cette aspiration ne puisse voir le jour.
“Je me suis rendu compte que j’étais happé par l’histoire de cet adolescent. Je le sentais vibrer en moi”
La littérature vient souvent à mon secours lorsque je me retrouve dans un état de révolte, et c’est ce qui m’est arrivé ce jour-là. Il fallait écrire pour aller mieux. En commençant, je me suis rendu compte que j’étais complètement happé par l’histoire de cet adolescent. Je le sentais vibrer en moi. Je vivais au rythme de ses gardes à vue, car je me sentais en garde à vue moi aussi écrivant, et c’est ainsi que j’ai écrit chapitre après chapitre. Finalement, j’ai écrit Bel Abîme durant les dix jours de mon congé de fin d’année.
Avez-vous l’impression d’avoir franchi un cap, notamment en termes d’intensité et d’ambition avec ce quatrième roman?
Je ne pense pas avoir franchi un cap en termes d’ambition, dans la mesure où lorsqu’on est vraiment inspiré, comme je l’ai été pour écrire ce livre, on ne cherche même pas à savoir si on est en train d’écrire une meilleure histoire que la précédente. On l’écrit, et c’est tout.
J’ai pris beaucoup plus de temps à écrire mes trois précédents romans, deux à trois ans pour chacun, mais Bel Abîme était une expérience inédite pour moi. Dès la première phrase “vous pouvez me cogner, comme l’on fait tous les autres, je ne vous appellerai pas maître”, j’étais complètement lancé.
Par contre, si je compare ce manuscrit avec les deux précédents, je perçois une évolution en termes d’exigence. Plus précisément, l’exigence que peut avoir un bon éditeur vis-à-vis de son écrivain.
Pour Bel Abîme, je suis parvenu à rendre un premier manuscrit qui a nécessité peu de corrections. Il y a très peu de différences entre la version publiée aujourd’hui, et la toute première que j’ai envoyée à mon éditrice.
Ce texte se caractérise aussi par sa densité. En une petite centaine de pages, vous parvenez à contenir un long cri, que l’on ne parvient pas à interrompre…
À un moment, je me suis même demandé si Bel Abîme était un roman ou une nouvelle – le texte sera par ailleurs adapté au théâtre en septembre 2023, à Bruxelles. Et en effet, je pense que la forme assez particulière de cette narration, qui est en fait un long monologue, s’y prête assez bien.
Dans ce roman, je voulais que l’on n’entende rien d’autre que la voix de cet adolescent. Vous remarquerez que toutes les autres paroles sont rapportées à travers lui, que ce soit celles du père ou du ministre. Il n’y a pas de dialogue, jamais de retour à la ligne, et c’est voulu. Je voulais que ce flot de paroles, prononcé par ce jeune adolescent soit craché sans interruption.
Il fallait que ce soit uniquement lui qui parle, car tous les autres, les pères, les avocats, les élus, les ministres… Tous ceux-là, on les a déjà suffisamment entendus parler. Mais la jeunesse tunisienne, elle, on ne l’a pas encore entendue. Du moins, pas assez.
D’ailleurs, ce flot de paroles va si vite, si fort, que ce n’est qu’après avoir refermé le roman, que l’on se rend compte que cet adolescent est anonyme. Pourquoi ne pas lui avoir donné de nom ?
Car il est tout aussi anonyme pour moi aussi. Tellement anonyme que je ne me suis même pas demandé, au début, s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille. D’ailleurs, si la langue française ne m’y obligeait pas, je n’aurais pas genré ce personnage.
L’anonymat de ce “je” qui symbolise la voix de la jeunesse tunisienne, résonne avec celui des autres personnages. Ce symbolisme continue avec les personnages qui portent un nom. L’avocat censé défendre cet adolescent s’appelle “Bakouch”, qui signifie “muet” en tunisien. Le médecin censé l’écouter pour le soigner s’appelle “Latrache”, qui signifie “sourd”. Et puis, Bella.
C’est aussi toute la notion de culpabilité et d’innocence que vous remettez en question, au point qu’il est difficile d’établir qui sont les véritables meurtriers dans ce roman…
Heureusement, car la littérature n’est pas une chronique judiciaire. Elle permet la nuance, elle permet de comprendre tout ce qu’est un personnage en se projetant dans son intériorité. Elle permet d’épouser le combat d’un adolescent qui fait du mal parce qu’il n’a reçu que du mal. Par conséquent, la frontière entre ce qui est condamnable et ce qui ne l’est pas se brouille.
“C’est la faillite du système tunisien, qui rend la cavale de ce personnage si jubilatoire”
Je pense qu’il y a aussi une réflexion à avoir sur la justice telle que nous la connaissons aujourd’hui dans nos sociétés : cet adolescent sait qu’il n’aura jamais de justice pour son chien, s’il ne va pas la chercher lui-même. Et c’est justement la faillite totale du système tunisien, qui rend la cavale de ce personnage si jubilatoire.
Le caractère social de ce roman est crucial. Diriez-vous que la révolution de 2011 se fait sentir dans la littérature tunisienne d’aujourd’hui ?
Il faut dire qu’on a beaucoup plus d’essayistes que de romanciers en Tunisie, même s’il y a des romans qui peignent cette partie de notre histoire. J’espère qu’il y en aura plus. Les romans savent raconter une humanité qui se joue. En une dizaine d’années, nous avons eu dix gouvernements, six présidents, plus de cinquante partis politiques, des attentats, des assassinats, une inflation qui n’a cessé de grimper…
Il est très difficile de contenir tout ça. On a la tête dans le guidon, et certains n’ont même pas le temps de se demander : “Pourquoi en est-on arrivé là ?”. Je pense que c’est là que la littérature intervient: elle offre une lecture, qui n’est pas forcément celle de la vérité, mais qui implique une distance qui est nécessaire par rapport à tous ces événements. Elle ouvre la brèche de la critique, qui est absolument indispensable.
Quelle est la Tunisie dont rêve votre protagoniste ?
Pendant longtemps, nous avons vécu avec le mythe selon lequel la Tunisie n’avait pas de ressources naturelles, mais qu’elle avait une jeunesse exceptionnelle. Pendant cette même période, les moins de 25 ans représentaient la moitié de la population. On nous a dit que la richesse de notre pays était sa jeunesse, mais on s’est rendu compte que l’on n’a jamais offert aux jeunes la possibilité d’incarner cette richesse.
Mon personnage rêve d’une Tunisie qui tend la main aux jeunes, prenant le temps de faire une vraie révolution. Une Tunisie qui comprend que l’enfant n’est pas juste un mammifère à nourrir. Les jeunes sont en train de sombrer.
Beaucoup sont partis se battre en Syrie, d’autres encore aujourd’hui traversent la mer parce qu’ils pensent qu’ils n’ont rien à perdre. Cet adolescent rêve qu’on s’occupe de lui. Il rêve d’une Tunisie tendre, qui sait aimer les siens.
Derrière cette fresque sinistre, peut-on se permettre de voir de l’espoir dans ce roman et dans l’avenir de cette jeunesse tunisienne ?
Je pense que oui. Cette jeunesse est un fleuve, et tôt ou tard, elle finira par l’emporter. Quant à cet adolescent, même s’il est condamné par tout un système, il ne se laisse pas faire, et c’est déjà quelque chose. Il est enragé, car il cherche de la justice, de la tendresse et de la solidarité. C’est son combat.
Dans sa douleur et sa colère, il sait faire preuve de sarcasme. Il fait rire par moment, mais c’est un rire vital et nerveux, caractéristique des peuples les plus oppressés.
Pendant l’ère Ben Ali, les Tunisiens rivalisaient de créativité pour inventer la blague la plus tordante de rire sur l’ancien président et sa famille. Et quand on réussit à faire preuve d’ironie, quand on réussit à rire, c’est qu’on est encore en vie.