“Nous avons tout perdu” : les conséquences catastrophiques de la criminalisation des moyens de subsistance en Afrique de l’Ouest

Comment la criminalisation du Tramadol au Nigeria, et les règles plus strictes encadrant la circulation des personnes et des biens dans la région du Sahara, ont affecté la population locale et la société dans son ensemble ?

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Un manifestant à Port Harcourt, au Nigeria, le 20 octobre 2020. Crédit: Emmanuel Ikwuegbu / Unsplash

Nous étions à Obalende : un quartier populaire animé, composé d’immeubles de bureaux, de magasins et de zones résidentielles, sur Lagos Island, au Nigeria. Pendant la journée, le quartier regorge de petits étals de marché où l’on trouve toutes sortes de choses, des fruits et légumes à l’électronique, des vêtements sur mesure et des articles ménagers.

Le soir, de nouvelles échoppes apparaissent pour répondre aux besoins des banlieusards qui font la queue pour prendre le bus, et des bars bruyants s’ouvrent dans la rue pour distraire et rafraîchir les personnes qui reviennent d’une longue journée de travail. Mais nous n’étions pas là pour acheter un iPod ou boire un verre. Nous étions à Obalende, en août 2019, pour explorer le monde clandestin de la distribution de Tramadol.

Crime organisé, prostitution, orpaillage

Nos travaux de recherche ont examiné les conséquences de la criminalisation d’activités auparavant informelles mais légales, et la confusion entre ce qui est considéré comme légal et illégal créée par de nouvelles restrictions réglementaires. Plus précisément, notre projet a examiné comment la criminalisation du Tramadol au Nigeria, et les règles plus strictes encadrant la circulation des personnes et des biens dans la région du Sahara, ont affecté la population locale et la société dans son ensemble.

Nous avons fait le choix de focaliser nos recherches sur la vente du Tramadol et le transport de migrants en Afrique de l’Ouest, car ces activités ont particulièrement attiré l’attention des décideurs politiques et des médias ces dernières années. Ces deux activités ont également été directement liées à une supposée augmentation du crime organisé, ainsi que d’autres activités, telles que le travail du sexe ou l’orpaillage (l’exploitation artisanale d’or à petite échelle). Notre objectif était de remettre en question ces représentations médiatiques et politiques, et de mettre en avant les récits des personnes impliquées dans, et affectées par, ces deux activités.

Dans les deux cas, il semblait que de nouvelles lois restrictives avaient, presque du jour au lendemain, transformé en membre du crime organisé des personnes qui pensaient, auparavant, gagner “honnêtement leur vie”. Nous avons découvert que les changements de politique — en particulier la criminalisation — n’ont souvent pas l’impact escompté et que l’on tient peu compte répercussions énormes que cette criminalisation a sur des communautés qui en dépendent, parfois depuis des siècles.

Nous avons mené au total 40 entretiens approfondis au Nigeria et au Niger. Parmi ceux-ci, nous en avons mené 21 à Lagos (Nigeria) avec des vendeurs ambulants de Tramadol ainsi que des pharmaciens qui vendent ce médicament légalement. Nous nous sommes entretenus avec des employés d’agences nationales et locales, notamment l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) et l’Agence nationale nigériane de lutte contre la drogue (National Drug Law Enforcement Agency – NDLEA).

À Agadez, au Niger, nous avons mené 19 entretiens, notamment avec d’anciens transporteurs de migrants (ou “passeurs”) et des organisations humanitaires locales et internationales travaillant dans la région, telles que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), la Croix-Rouge internationale et l’ONG nigérienne Alarme Phone Sahara.

Le “Doctor” vous recevra maintenant

De retour à Obalende, un contact nous expliquait que le Tramadol était toujours vendu et consommé publiquement, malgré les restrictions.

Le Tramadol est un opioïde synthétique, qui procure un soulagement presque immédiat des douleurs modérées à sévères. Sa vente n’est pas illégale au Nigeria, mais depuis 2018, il est fortement réglementé par le gouvernement et ne devrait désormais être disponible que dans des pharmacies agréées — les doses supérieures à 100 mg par comprimé étant interdites.

Par conséquent, la disponibilité du tramadol est restreinte, car seules quelques autorités médicales agréées et préparateurs en pharmacie peuvent le dispenser. Cette mesure visait à freiner son abus, transformant la vente informelle du médicament en une activité criminelle.

Notre contact nous a organisé un rendez-vous avec un vendeur détaillant de Tramadol, connu localement sous le surnom de “Doctor.” Âgé d’une vingtaine d’années, il a accepté de nous rencontrer plus tard dans la soirée dans son magasin.

Modeste hangar en bois, la boutique du “Doctor” fonctionnait comme un kiosque, avec un petit salon pour lui et ses clients, où il vendait de petits articles de détail et une variété de produits pharmaceutiques, dont le Tramadol. Il devait s’occuper de la foule de clients faisant la queue devant son magasin, avant de pouvoir prendre le temps de s’entretenir avec nous. Cela nous a donné l’occasion d’observer les gens et de le voir interagir avec ses habitués.

Les clients s’approchaient du docteur et lui expliquaient qu’ils avaient des maux particuliers, après quoi il leur recommandait un médicament, qu’ils achetaient ensuite. Curieusement, on observait le même fonctionnement qu’une pharmacie légale. Mais parfois, le client savait exactement quel médicament il voulait et nous avons été témoins de certaines demandes de Tramadol “illégal”.

Néanmoins, la distribution par “Doctor” de Tramadol et d’autres médicaments aux acheteurs ne se faisait pas subrepticement. Certains parmi les clients de Doctor portaient même des uniformes indiquant qu’ils étaient membres la police nigériane, et le magasin lui-même se trouvait à proximité d’une caserne de police.

Lorsque nous avons enfin eu l’occasion de lui parler, “Doctor” nous explique qu’il avait travaillé comme agriculteur dans le nord du Nigeria, avant de s’installer à Lagos. Il avait déménagé à la recherche de meilleures opportunités, mais le manque d’emploi stable l’avait conduit dans le commerce des médicaments.

Alors que des personnes comme “Doctor” sont de plus en plus catégorisées par l’État comme des criminels, notre conversation avec “Doctor” ne ressemblait pas à une rencontre avec un trafiquant ; son travail, mené ouvertement, était considéré comme légitime à ses yeux et à ceux de ses clients.

Panique morale

Comment le Nigeria s’est-il retrouvé dans cette situation ? Bien que le Tramadol soit importé au Nigeria, et ce depuis plus de deux décennies, il n’a fait l’objet d’une attention médiatique que récemment, notamment à la suite de la crise des opioïdes en Amérique et à cause de l’interdiction du sirop pour la toux à la codéine par le gouvernement nigérian.

La réglementation concernant l’interdiction du sirop pour la toux fut adoptée après la sortie d’un documentaire de la BBC en 2018, “Sweet, Sweet Codeine”, qui rapportait que des millions de bouteilles de ce sirop à la codéine étaient consommées quotidiennement à travers le Nigeria. La réponse du gouvernement à cette situation a été d’interdire la production d’antitussifs à base de codéine.

En 2018, un autre reportage de la BBC affirmait qu’une crise du Tramadol “alimentait la mort, le désespoir et Boko Haram” au Nigeria, ce qui faisait écho aux rapports publiés par l’ONUDC et l’Organisation mondiale de la santé, amplifiant la panique morale autour du Tramadol.

De nouveau, en 2018, le gouvernement nigérian a répondu par une interdiction, en limitant la vente de Tramadol à un nombre très limité de distributeurs agréés et en réprimant la production de comprimés fortement dosés. La sévère répression de l’État contre les distributeurs de Tramadol non agréés a certainement contraint les vendeurs à se tourner vers le marché noir.

Soins de santé et chômage

Mais la répression du commerce de Tramadol ne permet d’expliquer pourquoi le Nigéria — le pays le plus peuplé d’Afrique — manque de soins de santé adéquats et abordables. En effet, le marché noir florissant des produits pharmaceutiques est inextricablement lié à un manque d’infrastructures de santé pour les 211 millions d’habitants du pays, encourageant la normalisation de l’automédication chez une grande majorité des citoyens défavorisés du pays.

“Nous sommes juste impliqués dans ce commerce parce que nous voulons survivre, parce qu’il n’y a pas d’emplois dans le pays…”

Bashir*

Un autre facteur est le fort taux de chômage, qui touche un tiers de la population. Ainsi, pour les vendeurs de Tramadol comme “Doctor”, le travail clandestin constitue une source de revenus stable. Bashir*, un autre vendeur de Tramadol que nous avons rencontré, nous a dit : “Nous sommes juste impliqués dans ce commerce parce que nous voulons survivre, parce qu’il n’y a pas d’emplois dans le pays…

Bashir a déclaré qu’il essayait de ne vendre qu’à un groupe de clients fidèles, afin d’éviter d’être arrêté, mais a expliqué que le Tramadol était son produit le plus demandé.

Transport des migrants sahariens

À Agadez, les problèmes ne sont pas liés aux comprimés, mais les questions relatives à la réglementation sont les mêmes. Agadez est la cinquième plus grande ville du Niger avec une population d’environ 110.000 habitants. Elle est située aux portes du Sahara et se trouve au carrefour des principales routes migratoires sahéliennes et sahariennes.

Agadez est une importante plaque tournante du commerce en Afrique depuis le XVIe siècle, fournissant une source de revenus essentielle à la région sahélienne — l’une des plus pauvres du monde. Or la politique migratoire du Niger a évolué de façon spectaculaire pour restreindre la circulation des personnes et des biens dans la région ; ce qui s’est notamment traduit par l’adoption d’une loi en 2015. Ce changement est intervenu à la suite des débats politiques et médiatiques autour de la fameuse “crise migratoire” et, en particulier, des préoccupations relatives au trafic de migrants de l’Afrique de l’Ouest vers l’Algérie, la Libye et ensuite vers l’Europe.

Le Niger est membre de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, qui est censée garantir la libre circulation des personnes dans ses 15 pays membres. La nouvelle législation criminalise essentiellement la migration transsaharienne en direction des pays d’Afrique du Nord.

Cela a radicalement transformé la structure socio-économique d’Agadez. Avant 2015, les mouvements migratoires vers l’Algérie et la Libye, et pour certains vers l’Europe, étaient courants et stimulaient divers secteurs de l’économie locale d’Agadez. Les retombées économiques de la migration étaient ressenties à travers tout le pays.

Au niveau local, les entreprises d’Agadez prospéraient grâce au flux constant de voyageurs qui traversaient la ville. Mais aujourd’hui, tout visiteur familier de son passé de carrefour saharien voit Agadez comme une ville fantôme.

Après la chute du régime libyen de Mouammar Kadhafi en 2011, le Niger a subi une forte pression extérieure de la part de l’Union européenne pour empêcher la migration vers le nord. L’UE aurait promis de mettre en œuvre des initiatives spécifiques pour atténuer la perte de revenus des ex-transporteurs et offrir des moyens alternatifs de créations de revenus (comme l’a fait le gouvernement nigérien).

Mais selon les anciens transporteurs que nous avons interrogés au Niger, ces promesses n’ont pas été tenues et plusieurs nous ont parlé de l’impact dévastateur que la loi a eu sur leur capacité à gagner leur vie. Un ex-transporteur, Abdul*, a dit : “Nous ne pouvons rien faire. Nous n’avons aucune activité… cela nous a totalement détruits, nous n’avons plus rien.

Mourir dans le désert

Tout comme l’interdiction du Tramadol au Nigeria, la criminalisation du transport de migrants n’a pas totalement mis fin à cette pratique. En réponse, les transporteurs ont été contraints d’adopter des stratégies plus furtives pour maintenir leur activité et échapper aux autorités. Tout cela a forcé les transporteurs à emprunter des itinéraires plus périlleux à travers le Sahara pour éviter d’être arrêtés, et d’abandonner des itinéraires qui étaient auparavant centrés sur les points d’eau.

Alors que les transporteurs avec lesquels nous nous sommes entretenus se vantent de leur capacité à faire passer des personnes par le Sahara en toute sécurité, nos entretiens avec des agences humanitaires, dont l’Organisation internationale pour les migrations, ont rapporté qu’un nombre croissant de migrants sont abandonnés dans le désert, ce qui peut être attribué à l’utilisation d’itinéraires moins familiers par les transporteurs. Les risques que les transporteurs sont obligés de prendre pour traverser le Sahara ont été considérablement accentués par la criminalisation de la migration. Le directeur d’une organisation humanitaire travaillant dans la région nous a expliqué : “Beaucoup de gens disparaissent dans le désert, beaucoup de gens meurent, et maintenant il y a des patrouilles militaires qui poursuivent les gens dans le désert… Les conducteurs peuvent jeter les passagers hors de la voiture… au cas où ils seraient arrêtés.”

Des initiatives locales ont été mises en œuvre pour aider à la réintégration des ex-transporteurs et les agences humanitaires mettent en place des actions sur le terrain pour secourir les migrants bloqués dans le Sahara. Néanmoins, la région continue de souffrir de la législation et ceux qui poursuivent cette activité autrefois légale sont désormais considérés comme des “trafiquants” ayant commis des infractions liées à la traite des personnes. Un autre ex-transporteur nous a expliqué : “Ce n’était pas illégal… nous prenions une route officielle… nous payions des impôts, nous faisions tout selon les règles et ce que nous étions censés faire et puis les hommes sont venus et ont rendu cette migration criminelle. Ils ont dit que nous étions des criminels, que nous faisions du trafic d’êtres humains.”

Les agences gouvernementales et les ONG étrangères affirment accorder la priorité aux migrants vulnérables. Mais nous avons constaté que ces changements législatifs orientent en fait des travailleurs autrefois légaux vers des situations plus précaires et ruinent les économies régionales dont les offres d’emploi sont très limitées.

Que faire maintenant ?

Ces mesures doivent être entièrement reconsidérées. La pression exercée par les agences internationales et les gouvernements étrangers a contribué à ce que les gouvernements du Nigeria et du Niger recourent à des mesures contraignantes et répressives pour tenter de relever les défis posés par la distribution du Tramadol et la migration transsaharienne.

Mais ce dont les communautés concernées ont besoin, c’est de plus de protection et de moins de criminalisation. Les ONG et les organisations locales font un travail important en cherchant à résoudre ces problèmes sur le terrain. Le Comité international de secours, la Croix-Rouge internationale et Alarme Phone Sahara par exemple, aident les migrants bloqués dans le Sahara et soutiennent la réintégration des ex-transporteurs.

Au Nigeria, il existe plusieurs initiatives nationales luttant contre l’usage de drogue, notamment des campagnes de sensibilisation (Lagos State Kicks Against Drug Abuse — NDLR Lagos contre l’abus des drogues) et des groupes de soutien promouvant des projets alternatifs axés sur la jeunesse comme Youth Rise Nigeria.

Mais l’incertitude quant à la survie économique continue de toucher un grand nombre de chômeurs et de personnes aux emplois précaires. L’instabilité les pousse à exploiter les opportunités d’emploi, qu’elles soient “légales” ou non. Comme l’a expliqué “Doctor” avant que nous le laissions s’occuper de ses clients : “Il n’y a personne qui propose de m’aider et me donner de l’argent… Je me débrouille comme ça, je me débrouille et je fais circuler mes marchandises…

*Tous les noms ont été changés pour protéger l’anonymat des personnes concernées.


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Voici l’article original, signé , Research Associate, University of Bristol, , ESRC Postdoctoral Fellow, Newcastle University,, Associate Professor in International Criminology, University of Bristol