Il est du plus grand bienfait, après lecture et relecture d’un roman comme celui-ci, de s’interroger : qu’est-ce que je viens de lire ? Qu’est-ce qu’il produit en moi ? Quel écho singulier produit-il, et à quelle conception de la littérature se rattache-t-il ? D’une façon générale, si on ne pose pas ces questions après la dernière page d’un texte, c’est que sa banalité, ou absence d’originalité, à tout recouvert, rendant impossible la réverbération nécessaire que doit traverser tout lecteur.
Cela fait quelques temps que Driss Ksikes nous dit tranquillement, sereinement, que l’écriture est toujours une effraction, qu’elle procède par rupture de silences, comme une suite de tentatives de faire parler lieux, peuples, histoires collectives, histoires individuelles, leur donner leurs voix propres, les ramener à la surface, les mettre au milieu de la table.
D’emblée Textures du chaos annonce qu’il est avant tout question d’un lieu où une partie de l’humanité a décidé de vivre et prospérer, une ville, une mégapole, un monstre. C’est Casablanca, matrice et magma, saisie par les tripes, scrutée, creusée, scannée, explorée dans ses insoupçonnables entrailles. Entrailles physiques -celles du construit, aménagé : l’urbain- celles de l’histoire, des désirs, aspirations, illusions, du meurtre et du silence le couvrant.
Et parce que ce lieu écrasant – ne parle-t-on pas de monstre urbain, quand tous les signes de la démesure et de l’incontrôlable sont réunis -, parce que ce lieu donc est fait de couches successives de matière, de minéral, d’humus et de matières organiques, on est vite tenté de faire appel à l’archéologie pour mettre à jour le plus de strates possibles pour le comprendre.
Mais, à la différence de l’archéologue, le romancier agit comme un assembleur de morceaux d’un puzzle géant, sans disposer d’aucun moyen d’en rapprocher les éclats. C’est l’effraction qui lui sert de mode d’emploi. Et ce premier rôle de la ville n’efface en rien les personnages grâce auxquels se construit le récit, non, car elle ne serait rien sans eux, de même que nous ne serions pas intéressés à ces personnages sans elle.
Même si, vus du ciel, ces personnages ont la dimension d’acariens, et la ville d’une vague cuvette les pieds dans l’eau, il n’en reste pas moins qu’ils sont indissociables et indissolubles. Suivre les personnages de Jalal, Aïda, Ziyad, Ho, Hal, M. Alif, le Dr Hafid, Bouchaib, Rih, Lilia, Lam, Adam… c’est s’engager dans l’entrecroisement de récits, de créations, de prédations, de passage de relais mémoriels, où la narration exclut tout jugement moral, car les acteurs sont là pour ce qu’ils sont, et pour leur place dans ce creuset.
L’écrivain se fait ici, par la création des personnages et des situations, producteur d’images. Images à peine entrevues qu’aussitôt elles disparaissent, comme si elles n’étaient là que pour éprouver notre pauvre capacité à les mémoriser, nous, lecteurs, personnages et narrateur : « Que, dans cette ville, la révolte est éphémère et la capacité des maîtres des lieux à en faire table rase dépasse de loin celle des indignés à prolonger l’abattage. A la fin, il ne restait plus que ces images, déformées, circulant en boucle… »
Tout compte fait, l’âme d’un lieu, quelle que soit sa taille ou son nom, c’est son récit. Dans une large mesure, Casa (ou Falanca, « contraction improbable de Casablanca et d’Anfa… »), ville de création ou d’extension d’empire, est sœur de Carthage, toutes deux créées pour accumuler et faire circuler de la richesse, tournant le dos à leur hinterland ; des villes nouvelles, créées pour produire du récit, et qui sont aussi accumulation de meurtres et de ruines. Il en ainsi d’Odessa, ou d’Alexandrie. Et souvent leur nom résume, sans l’occulter, la sombre histoire de leur naissance.
Il devrait être du devoir de l’éditeur de proposer ce texte, au-delà du cercle de ceux qui aiment la littérature, à tous ceux concernés par le devenir de la ville, des villes, de l’urbain, puisque celui-ci domine de plus en plus le siècle.