Smyet bak ?
Mohamed Selhami.
Smyet mok ?
Maïssa Bateh.
Nimirou d’la carte ?
BE755941.
Achoura, dans les salles marocaines depuis le 12 octobre, devait sortir en 2020. C’est une malédiction ?
C’est la malédiction du djinn Boughattat (le monstre du film, ndlr) ! On a commencé l’écriture en 2013, mais la post-production a été très longue. On voulait faire un film 100% marocain, du tournage aux effets spéciaux. Résultat, on a perdu beaucoup de temps et d’argent. Il a fallu accepter l’échec et se tourner vers Paris pour les effets spéciaux.
“On voulait faire un film 100% marocain, du tournage aux effets spéciaux. Résultat, on a perdu beaucoup de temps et d’argent”
Achoura a ensuite fait le circuit des festivals de cinéma de genre, avant de sortir au Japon en février 2020 et au Maroc le jour de la fermeture des salles à cause du Covid (rires). Entre-temps, le film est sorti dans les pays scandinaves, en Asie, et a été diffusé sur HBO en Europe de l’Est… Nous sommes heureux de pouvoir enfin le présenter au public marocain, en ce mois de Halloween.
Achoura est le premier film fantastique marocain, vous êtes le seul à vous intéresser à ce genre ?
Je pense qu’on a tendance à aller vers un cinéma qui se prend plus au sérieux, moins dans le divertissement, sans doute un héritage français de la Nouvelle vague. C’est aussi un cinéma qui peut sembler cher, alors qu’il est possible de faire du fantastique avec du psychologique, avec ce qu’on ne voit pas.
Mais dans Achoura, on a pris le parti de l’aventure, du fantastique qui flirte avec l’horreur, avec des effets spéciaux, du budget. Une des références est Fantômes contre fantômes de Peter Jackson.
Dans le film, le djinn Boughattat joue les trouble-fêtes pendant Achoura, vous voulez vraiment traumatiser les enfants ?
La tradition de Achoura est différente selon les pays. La “nuit des enfants”, avec ses cadeaux et son ambiance festive, est propre au Maroc. On s’est dit qu’un djinn pourrait s’inviter à la fête, et on a choisi Boughattat, qui est le démon du sommeil (à qui on attribue la paralysie du sommeil, ndlr). Les gens en parlent sur des forums, mais il n’est jamais représenté visuellement, c’est une transmission orale. Or, on est dans l’ère de l’image.
Le film est déconseillé aux moins de 12 ans, mais plein de gamins regardent Stranger Things, ou des Marvel… C’est la force du cinéma fantastique, d’ailleurs, de parler à tous les âges. On est dans du cinéma de niche, mais très populaire.
Ce genre de film fait-il écho à vos propres peurs d’enfant ?
Quand j’étais petit, mes parents ne faisaient pas trop attention à ce que je regardais. J’ai donc pu voir L’Exorciste et les Spielberg, qui m’ont transformé, car ce genre de films, un enfant ne les regarde pas de la même façon, il va beaucoup plus loin que ce que le fantastique propose.
“Un enfant ne regarde pas ce genre de films de la même façon, il va beaucoup plus loin que ce que le fantastique propose”
Mais tout le sujet du film, c’est que les adultes ne peuvent pas grandir tant qu’ils n’ont pas assumé ce qu’ils ont vécu, enfants. Là où le film est très personnel, c’est que ma plus grande peur en devenant adulte, c’était de m’éloigner de cet enfant qui me permet de déplacer des montagnes. Quand tu grandis, tu deviens comme le monstre du film, tu manges l’enfant que tu étais. Se placer à hauteur de regard d’enfant permet de continuer de rêver.
Selon un des personnages du film, “les monstres sont le reflet de la société”… Vous avez quatre heures.
(Rires) Tout d’abord, d’un point de vue philosophique, l’humain est ambivalent : on a tous une part monstrueuse. Sur le côté technique, tout le travail c’est d’arriver à rendre la créature crédible, donc humaine finalement. Les effets spéciaux permettent d’insuffler une âme au monstre.
La frontière entre le monstre et l’humain est floue dès le début du film, qui montre une petite fille mariée à un vieux monsieur. Votre cinéma fantastique est donc également social ?
Oui, car des atrocités comme le mariage des mineures créent de la haine, créent des monstres. Il y a aussi “la maison des Français” dans le film, une vieille bâtisse coloniale où on a imaginé que des militaires avaient torturé des gens sous le protectorat, engendrant le monstre Boughattat.
Au-delà de ce sous-texte, tous les décors sont des traces du protectorat pour donner une intemporalité au film : on ne sait pas où et quand ça se passe.
Vous voulez transformer la fête de Achoura en Halloween ?
La fête américaine de Halloween s’est exportée en partie grâce au film éponyme. Et un film comme Mortelle Saint-Valentin invite l’horreur à la fête des amoureux. Dans Achoura, on fonctionne avec les codes du genre que les Américains ont établis, donc même là-bas, ça parle aux gens. C’est l’occasion de vendre notre culture à l’international, car la peur est universelle.
Et dans la vie, vous ne versez pas l’eau bouillante dans l’évier pour ne pas réveiller les djinns ?
J’ai envie de croire au surnaturel, mais je n’y crois pas vraiment. Disons que je ne vais pas tenter le diable, donc je suis un peu superstitieux, oui (rires). Autant je vois toutes les ficelles d’un film d’horreur, autant quand il m’arrive des choses étranges, ça peut vraiment me faire peur. Une atmosphère, par exemple, peut me faire frissonner.
Côté financement, vous avez commencé par une campagne de crowdfunding et ça avait l’air plutôt mal barré…
Oui, ce truc est encore sur le Net, ça fait un peu tache, surtout que ce sont des amis qui nous ont donné de l’argent (rires). Achoura est une réponse à mon premier film Mirages en termes de moyens : le projet a coûté 11 fois plus cher.
On a eu des fonds du CCM, de deux chaînes TV qui croyaient à un produit différent, du CNC, de l’aide à la musique, à la post-prod, des fonds privés, et de Orange Studio qui cofinance le film. Achoura aurait même dû coûter deux fois son prix, mais tout le monde y a mis du sien, avec l’envie que le projet se concrétise.
Où peut-on voir le film ?
J’ai découvert la fermeture de salles que j’aimais, et le réseau Mégarama nous a fermé ses portes, sachant qu’il représente 75% des salles au Maroc. C’était un coup dur, parce qu’on a pensé Achoura comme un film populaire, on a même doublé le film en darija pour toucher un maximum de public.
“L’ironie, c’est que Achoura est sorti en Russie en 2021 avec 400 copies, et au Maroc, on a 6 copies… c’est assez terrible”
Forcément, c’est plus facile de vendre une comédie, mais un film fantastique, on n’a jamais essayé… Chaque film est un coup de poker, il faut lui laisser sa chance, et les films soutenus par le CCM, qui ont eu des avances sur recettes, devraient être projetés systématiquement.
Ce n’est pas un bon signal qu’on envoie : on essaie de faire un film ambitieux, différent, et on ne lui donne pas sa chance. L’ironie, c’est que Achoura est sorti en Russie en 2021 avec 400 copies, et au Maroc, on a 6 copies… c’est assez terrible. Heureusement qu’il reste quelques salles indépendantes et courageuses.
LE PV
Vous ne verrez plus jamais la “nuit des enfants” de la même manière. Au lendemain d’une projection presse, nous retrouvons Talal Selhami pour nous parler de son dernier long-métrage, Achoura, premier film d’horreur au Maroc. Le pitch ? Boughattat, djinn nocturne, s’invite aux festivités d’Achoura. Au casting, Younes Bouab, Sofiia Manousha, Iván González et Omar Lotfi interprètent quatre amis rattrapés par un épisode surnaturel qui les avait traumatisés dans leur enfance. Après une tournée des festivals de genre (et quelques prix récoltés en Europe), la sortie nationale de Achoura, le 12 octobre, est curieusement boudée par le réseau Mégarama, qui représente la majorité des salles au Maroc. Mais il en faudrait plus pour décourager le réalisateur qui, parallèlement à ses projets dans l’univers des jeux vidéo, planche sur un prochain long-métrage. Talal Selhami travaille également sa première série — fantastique, évidemment —, qui pourrait bien rendre à une guerrière marocaine ce qui lui appartient.