Bonnes feuilles : le plus beau pays du monde, vu par Tahar Ben Jelloun

En cette rentrée littéraire, Tahar Ben Jelloun publie, pour la première fois depuis longtemps, un recueil de nouvelles aux éditions du Seuil. Intitulé 
“Au plus beau pays du monde”, l’ouvrage est attendu dans les librairies françaises le 
7 octobre et quelques semaines plus tard au Maroc. En exclusivité, TelQuel en publie quelques extraits.

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Dans ce recueil de nouvelles, certains textes répondent parfaitement aux critères du genre, à coup de chutes imprévisibles, tandis que d'autres s'apparentent plutôt à des réflexions intimes, imprégnées de poésie. Crédit: MAP
Au plus beau pays du monde, de Tahar Ben Jelloun, éditions du Seuil.

Avec Au plus beau pays du monde, Tahar Ben Jelloun se livre à un exercice auquel il ne s’était pas confronté depuis longtemps : la nouvelle. Elles sont quatorze à composer ce recueil à paraître aux éditions du Seuil en octobre, et voyagent entre Casablanca, Fès et Tanger.

Si certains textes répondent parfaitement aux critères du genre, à coup de chutes imprévisibles, d’autres s’apparentent plutôt à des réflexions intimes, imprégnées de poésie. À des personnages fictifs tels que Jamal, Mourad et Nawale, s’ajoute la présence de personnes ayant réellement marqué la vie de l’auteur, tels que son fils Amine et son ami intime Ahmed.

Tandis que certaines nouvelles sont complètement ancrées dans le réel, d’autres se détachent du fil de la rationalité, et ressuscitent des personnages d’ordre quasi légendaire, tels que Barbara Hutton et Miguel de Cervantès. En attendant la parution de Au plus beau pays du monde, en voici quelques extraits.

Douleur et lumière du monde

Extrait de la nouvelle Rencontre avec la lumière

“Il est des rencontres dont on se passerait. Non parce qu’elles arrivent au mauvais moment ou nous mettent aux prises avec des personnes sans intérêt, mais parce qu’elles sont de l’étoffe dont sont faits nos cauchemars, nos déprimes et aussi notre douleur. Aussi vaut-il mieux ne pas s’y attarder, ne pas les décrire ni leur accorder d’importance.

Certaines rencontres en revanche, simples et lumineuses, nous rendent heureux plus longtemps. Celles-là, nous les recherchons depuis l’enfance, et il arrive qu’elles nous surprennent au moment où l’on s’y attend le moins. Ainsi en va-t-il de l’histoire de Nabile.

Nabile est arrivé au monde par une nuit pluvieuse, une nuit de décembre où planait une impression de fin du monde, de fatigue de la planète et de la vie. Rien n’était comme d’habitude. Le ciel était encombré de nuages noirs. Éclairs et tonnerre. L’air était lourd, et des oiseaux égarés cherchaient un lieu pour dormir ou mourir.

(…) À trois heures du matin, Nabile est né. J’ai assisté à l’accouchement, tenant fermement et tendrement la main de mon épouse. J’ai coupé le cordon ombilical. J’étais ému au point d’essuyer une larme. Le médecin, plus bourru que jamais, m’a lancé un regard inquiet et m’a fait signe de le suivre dans son bureau. J’ai tout de suite compris qu’il allait m’annoncer une mauvaise nouvelle. Il a posé sa main sur mon épaule comme pour me consoler et m’a dit : ‘Il y a un problème’. Puis il a pris une feuille de papier et a dessiné une tige avec des branches de part et d’autre. Au feutre rouge, il a dessiné la vingt et unième branche, et il a prononcé les mots ‘trisomie 21’.”

Casanegra

Extrait de la nouvelle Casablanca n’est pas un film

“Si c’était un livre, il serait mal écrit avec cependant quelques pages sublimes de poésie surréaliste. Ce serait un manuscrit laissé par un aristocrate arabe entre les mains de brigands analphabètes. Mais un manuscrit issu des Mille et une Nuits, revues et corrigées par les temps modernes.

Si c’était un film, il serait en noir et blanc avec des séquences où la nuit dénonce les magouilles du jour. Certainement pas le Casablanca que Michael Curtiz a tourné en studio en 1942 et où le nom de la ville sonne comme une gifle donnée au destin. Ce serait un film de série B américain où l’on verrait Burt Lancaster jouer du revolver comme d’une toupie, et Richard Widmark en fugitif se cachant dans des autobus pleins à craquer et y croisant, surpris, ce petit peuple qui prend le bus par nécessité. Des bus où la promiscuité est synonyme de pauvreté, de misère. Ce serait aussi Bab Al Hadid (Gare centrale), 1958, le film magnifique de Youssef Chahine sur le petit peuple du Caire et tout ce qui peut se tramer dans une immense gare ferroviaire, la vie, l’amour, la mort. Ce ne pourrait pas être un film français comme ceux de François Truffaut ou Claude Chabrol. Ce serait légèrement décalé et pas crédible. Trop poli, trop joli, des images sans envergure. Casablanca n’est pas un film tout noir, où tous les plans sont exagérés et où les dialogues sont des claques, des coups de semonce; c’est un long métrage qui ne ménage personne.

(…) Si c’était un animal, ce serait un cheval fourbu, robuste, fier et cruel. Un cheval rebelle lancé au galop sur les grandes avenues et que personne n’est capable d’arrêter. Si c’était un objet, ce serait une grande valise en bois posée face à la mer sur laquelle les mouettes viendraient lâcher leurs fientes.”

Cabo politique

Extrait de la nouvelle Un dîner à Cabo

“Le Maroc de Hassan II a érigé là (à Cabo Negro, ndlr) son refuge, son horizon maritime, sa décadence aussi. Certaines maisons sont célèbres pour avoir été le théâtre de quelques péripéties politiques. Mais tant que le personnel reste fidèle, bon marché et se laisse gentiment exploiter, la vie estivale suit son cours et peut même s’avérer intéressante. Ici, c’est la villa de Driss Basri, l’ancien ministre de l’Intérieur, fidèle parmi les fidèles, mais surtout homme de rouages occultes et des basses œuvres. Mort en exil à Paris, il est enterré chez lui à Settate. Sa maison ressemble à son époque : tout y est faux, corrompu, assis sur la puissance que génère la peur. Là, c’est l’ancienne maison de Guédira, le conseiller de Sa Majesté, son ami et son double. Plus loin, c’est la résidence du général qui voulut tuer le roi… Triste époque! Le Cap garde sa sérénité, quels que soient ses occupants. La beauté du lieu fait oublier ce qu’on n’a pas envie de revivre.

Nous sommes chez Tati. C’est ainsi que tout le monde l’appelle. Je n’ai jamais connu son prénom. C’est une femme au regard qui ne ment pas : quand il se pose sur quelqu’un, il parle, informe, caresse ou prend ses distances. Tati a la voix légèrement enrouée; c’est à cause du cigare qu’elle fume avec élégance. Elle a travaillé son image. Son corps menu ne trahit pas son âge – à part, peut-être, ses mains, marquées par les ans, mais qu’importe. Tati est une dame du monde, connue, respectée, aimée, crainte. Elle reçoit bien. C’est la moindre des choses pour une femme qui a frayé avec les hommes les plus puissants de ce pays, notamment dans les années 1960, qui préparaient des temps plus sombres, plus durs encore. Si elle consentait à se raconter, elle fournirait des précisions bien utiles aux historiens du pays. Mais c’est une dame qui sait enfouir les secrets.”

La pauvre petite fille riche

Extrait de la nouvelle L’esprit des lieux

“C’est dans ce nid de promiscuité complexe, faite de ruelles mal dessinées, de murs qui ne tiennent pas droit, de bruits et de mystère, c’est là, dans ce labyrinthe rêvé maintes fois par l’ami argentin, qu’une maison s’agrandit et prospéra dans l’imaginaire des gens de Tanger, puis dans la folie féconde de visiteurs étrangers à la recherche d’émotions fortes et d’audace en ce début de siècle où la cité portuaire acquit le statut de ‘ville internationale’ – c’est-à-dire la ville promise aux brigands, aux espions et autres trafiquants (…) Comme la plupart des maisons de la médina, la porte est modeste, presque insignifiante. Impossible de deviner ce qu’elle renferme. On la pousse et on bascule dans un autre monde. Est-ce une maison ou un palais? Une maison-jardin, une maison-fontaine, source de bonheur. Le figuier était là bien avant que les murs ne soient érigés; plusieurs fois centenaire, il s’est élargi, étalé, étendant son ombre sur une grande partie du patio. Il y a des palmiers aussi. Du marbre et des dômes.

La demeure a connu le destin d’un palais. D’abord grâce à son cadre, un lieu romanesque par excellence. Ensuite par sa lente élaboration au fil du temps, qui a abouti à cette forme unique, exceptionnelle. Enfin parce qu’y a vécu une jeune femme riche qui cherchait à imprimer son existence d’un tracé inattendu, surprenant, à la mesure de sa fortune et de ses fantaisies, elle qui n’avait jamais eu à travailler ni à faire quoi que ce soit de précis. Barbara Hutton était américaine, héritière des magasins Woolworth. Dans cette maison, Barbara écrivait des poèmes. Seule activité qu’elle s’accordait en dehors de ses soirées mondaines où des hommes, beaux, élégants et souvent intéressés rôdaient autour d’elle comme des animaux à l’appétit à peine dissimulé. Elle écrivit des poèmes et se maria souvent. Sept fois. La légende dit qu’elle fut rarement heureuse.”

Il était une fois, un preux chevalier…

Extrait de la nouvelle Don Quichotte à Tanger

“M. Miguel de Cervantès est de retour. Son voyage a duré longtemps, des nuits et des siècles. Il a marché dans des territoires infinis, a livré des batailles, sauvé des enfants, secouru des femmes, s’est perdu et retrouvé, a déterré des histoires de chevalerie ancienne et s’est nourri de mots, beaucoup de mots, des tonnes de syllabes et des milliers de pages écrites par des inconnus, des anonymes, des milliers de livres sauvés des bûchers dressés par l’Église. (…) Il s’était levé, avait revêtu les habits d’un chevalier ornés des armoiries d’un village dont plus personne ne connaissait le nom, et avait décidé de devenir le réparateur de toutes les injustices. Sûr de lui, le pas ferme, le regard grand, sans un sou en poche, il avait énuméré quelques-unes des vilenies qu’il s’était juré de combattre. Quelle entreprise! Il lui fallait plus d’une vie pour accomplir cette noble tâche. Il lui fallait une imagination féconde, une générosité fertile, une patience magnifique pour mener à bien ce projet. Dieu lui accorda une vie infinie et éternelle. Il méritait bien cette attention divine pour réparer ce que Dieu, ou parfois le Diable, faisait faire aux hommes.

Il avait mangé tant de livres qu’il en avait attrapé une indigestion qui s’était transformée en un foisonnement de vers et d’images. Il truffait ses déclarations de poésie et de récits qui dégageaient un parfum d’aventure et de folie. Il fallait cavaler derrière lui pour réussir à suivre son débit, pour saisir les nuances de ses dires. Avec les couvertures cartonnées des livres, il s’était fabriqué une épée qui tenait tant bien que mal. Une arme symbolique. Une apparence d’arme. Ben attendait. Il savait que M. Miguel Cervantès allait enfin fouler le sol de Tanger en cette fin d’été, en cette fin de siècle, en cette fin d’histoire.”

Hommage à un vieil ami

Extrait de la nouvelle Camarero

“Ce qui est rare et formidable, c’est que l’argent, la réussite, la notoriété, la fréquentation de personnalités et d’artistes importants ne t’ont pas changé. Que de fois tu m’as emmené à Asilah, où l’on retrouvait tes copains d’enfance, pêcheurs ou tisserands, vendeurs de tapis ou simples surveillants de voitures. On mangeait ensemble chez ‘Garcia’. Tu réglais discrètement l’addition et tu étais heureux d’avoir repris le fil d’une vie commencée là, face à la mer, dans une pauvreté extrême. Ton humanité vient de ces origines, de cette petite ville qui ressemble à un poème de Prévert par sa simplicité, ses personnages pittoresques, et sa beauté subtile, silencieuse.

Nous voilà aujourd’hui réunis autour de l’absence, l’immense vide, le néant que tu as laissé derrière toi. Jamais tu n’aurais pensé nous abandonner ainsi, largués sur le bord d’une route qui ne mène nulle part. Nous marchons tête baissée, en silence, les yeux fixant les cailloux de l’existence, et nous ne savons pas où aller avec notre chagrin, notre douleur. Nous marchons parce que nous croyons qu’au bout de la route, tu viendras nous accueillir, les bras grand ouverts et le visage serein. (…) Tu viens de commander une salade, la fameuse salade, tomates, oignons et miettes de thon. Un délice simple, inoubliable. On va se mettre à table. Nous t’attendons, même si nous te savons incapable de rester assis plus d’une dizaine de minutes. Tu te lèves, tu nous dis ‘Je reviens tout de suite’, et voilà qu’on apprend que tu es parti à Asilah chercher le poisson frais que tes amis pêcheurs viennent de ramener. Tu nous as habitués à ces petites échappées dont nous savions que tu revenais toujours. Aujourd’hui, nous sommes à table et nous t’attendons.”