“Chère Zhor” : la correspondance inédite de Mohammed Khaïr-Eddine

En 2011, le chercheur Bouazza Benachir réunissait dans un ouvrage paru aux éditions Marsam la correspondance qu’a entretenue l’écrivain Mohammed Khaïr-Eddine avec son épouse, Zhor Jendi. Bien que méconnu, ce recueil épistolaire offre une autre facette de Khaïr-Eddine, poète mystérieux et incompris. Bonnes feuilles.

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Principalement rédigées depuis Paris, parfois sur des bouts de carton, ces échanges donnent une autre facette du mystérieux écrivain et poète. Crédit: DR

En 2011, les éditions Marsam publiaient un précieux ouvrage passé inaperçu, et dont seuls quelques libraires conservent le souvenir.

Mohammed Khaïr-Eddine : lettres et poèmes à sa femme Zhor Jendi et autres écrits épistolaires et littéraires, dirigé par Bouazza Benachir, éditions Marsam

Jamais réédité en l’espace de dix ans, il faut compter sur de vieux invendus pour se le procurer. Avec en couverture une photo de Mohammed Khaïr-Eddine et de sa femme, Zhor Jendi, le chercheur Bouazza Benachir publiait pour la première fois la correspondance qu’ont partagée les époux en dix ans, de 1985 à 1995, année de la mort de l’écrivain, notamment auteur d’Agadir, Une odeur de mantèque ou encore Il était une fois un vieux couple heureux.

“Avec la publication de cette correspondance, nous proposons un état des lieux de l’usage et du mode d’emploi, par Khaïr-Eddine, de l’épistolaire, domaine qui n’a pas encore fait l’objet d’une recherche approfondie au Maroc ou ailleurs”, explique Bouazza Benachir dans la note d’introduction qui précède la petite centaine de lettres qui compose l’ouvrage.

Principalement rédigées depuis Paris — certaines sur des feuilles à l’entête des éditions du Seuil, d’autres sur des bouts de carton —, ces échanges donnent une autre facette du mystérieux écrivain et poète.

Tantôt fauché, vulnérable, éperdument amoureux, tantôt fier, prétentieux, narcissique… Dans ce recueil épistolaire, la constante de l’écriture de Mohammed Khaïr-Eddine semble être la plume intense, féroce et enflammée que l’on retrouve dans chacune de ses œuvres littéraires.

Celui qui se surnommait “Jean Racine”, livre entre les lignes les chroniques de son quotidien parisien, où il découvre tour à tour des déceptions amères et une notoriété grandissante. “Si je suis parti de chez moi, c’est pour être poète”, écrivait-il dans Une vie, un rêve, un peuple, toujours errants, en 1975.

Poète, il le devint, au fil des vers qu’il publie de son vivant, tels que Soleil Arachnide, mais aussi de ceux qu’il a écrits et dédiés à Zhor Jendi et qui n’ont jamais franchi le seuil d’un éditeur, mais que l’on retrouve dans cette correspondance. Bien que celle-ci ne soit pas exhaustive, elle “apporte un éclairage très particulier à la lecture des textes de cet auteur que beaucoup de lecteurs ont souvent qualifiés d’illisibles”, conclut Bouazza Benachir. En voici quelques extraits.

Paris est une fête

Le samedi 30 mars 1985, à Villeneuve-Saint-George

“Mon amour,

Ces temps-ci, je n’arrête pas de bosser. J’ai déjeuné à plusieurs reprises avec l’équipe rédactionnelle du magazine hebdomadaire arabe Kol El Arab. On m’a commandé un article de 7 pages que je remettrai lundi (…). Je n’aurai donc pas perdu mon temps en venant à Paris. Avec ma collaboration à Jeune Afrique, j’aurais assez d’argent pour être bien. (…).

Quant au Seuil (maison d’édition française, ndlr), je compte bien lui tirer les oreilles. Il ne s’est absolument occupé de rien, ce qui m’incite à donner mon prochain roman à Gallimard. (…) La nuit dernière, je n’ai fermé l’œil qu’à moitié… Tu étais constamment présente dans mon esprit et dans mon cœur. Et je souffre d’être loin de toi. Mais je tâcherai de rentrer très vite au pays.

Ici, la vie est particulièrement dure, et ce pour l’ensemble de la population. Les attentats ne se comptent plus, les meurtres individuels idem. Et la crise sociale bat son plein. Tout est très cher, bien sûr. Le temps est lui-même détraqué… Pas un seul jour de soleil, mais la pluie, le ciel toujours gris et, très souvent, le froid intense. Beaucoup d’agitation, trop de trépidation aussi (…)”

L’avant-roman

“Si je suis parti de chez moi, c’est pour être poète”, écrivait Mohammed Khaïr-Eddine. Il l’est dans ses œuvres, mais également dans ses lettres à son épouse, Zhor Jendi.Crédit: DR

Le 7 avril 1985, à Villeneuve Saint-George

“Quelle idée j’avais eue de me marier ! (…) C’était la jeunesse, l’impétuosité ou la fougue des jeunes étalons… On peut appeler ça comme on veut… Mais je ne regrette pas cet errement.

J’ai tellement vécu des situations biscornues, des drames qui en auraient tué d’autres, mais aussi des rêves et des aventures munificentes et multiformes que je me sens aujourd’hui prêt à écrire une véritable autobiographie, quelque chose qui transcendera toute mon œuvre… mais je ne suis pas pressé, j’ai le temps.

Maintenant, je pense surtout au nouveau roman dont je t’ai parlé. Le plan reconcocte dans mes neurones. Il s’agit d’un couple qui traverse la famine, en 1944… Une fille de 12 ans… et son fiancé de 16 ans… leurs parents les ont destinés l’un à l’autre… Il y a le printemps… La bouffe, les oiseaux, le beau gibier… Il y a le village avec ses us et coutumes…

Mais le Maroc est colonisé… Et les villes trépidantes… Et il y a surtout la guerre en Europe… Et le fiancé, comme les denrées alimentaires et tous les produits marocains, partent en France… Voilà la vérité cruelle… Je mènerai ce livre de main de maître, comme d’habitude.”

Rimbaud, c’est moi

Lettre accompagnée d’une carte postale représentant le poète Arthur Rimbaud, datée du 7 avril 1989, à Paris

“Mon amour,

C’est d’Arthur Rimbaud qu’il s’agit, l’un des plus grands poètes qui aient jamais existé… Un de ces poètes très forts qui (illisible, probablement “sut”, ndlr) se retirer à temps…

Il me ressemble un peu, n’est-ce pas, petite ? Sa beauté est considérable…”

Vers isolés Poème inédit, écrit à la main dans une lettre à Zhor Jendi et daté du 23 juillet 1989

“- Il y a la nuit ; il y a mon corps à l’intérieur des corps ;

– Il y a le cuir et cet arbre stérile,

Il y a autour de toi la danse des fauves amères

Silence ! Me voilà sorti de l’algue bleue !

Je suis sorti de la mer, calme,

Je suis sorti du Tonnerre ;

Ainsi voguant parmi ton étoile, ô désert !

M’arrachant la peur, le sang ; …

Circulant, désespéré, calamiteux !

Je suis la nuit qui tue

tes splendides nuages,

un roi crevé, ce chien pauvre qui soudoie

l’impeccable tonnerre

A mort ! (…)”

Senghor, le parrain

Le 27 décembre 1989, à Paris

“Il est 3 heures du matin et je viens de rédiger un grand article sur mon ami Samuel Beckett qui est mort le 22 décembre. A quelques pas d’ici. Il était âgé de 83 ans. Tu liras ce papier dans Jeune Afrique. Très bientôt, je pense.

Les gens du Seuil vont rééditer tous (mes) livres vieux épuisés. Et dans les plus brefs délais. Je me suis entendu avec eux mais je n’ai pas encore réglé l’affaire de la saisie-arrêt. Cela ne saurait tarder, à présent. Je suis donc obligé de rester ici pour donner une force totalement neuve à mon œuvre…

Mais je t’aime et je t’aimerai toujours quoi qu’il advienne. Je suis déchiré entre toi et cette œuvre qui me hante encore. Que faire ? Tu avais dit que tu m’aiderais… Il n’en a rien été. Peut-être ne comprends-tu pas toutes les implications de mon travail. Je ne sais pas.

Mais un jour, tu saisiras tout… Et alors, tu sauras que je t’aime et que je suis le seul à t’aimer résolument. Tu me manques mais que faire ? Senghor (ancien président du Sénégal, ndlr) m’a écrit. Il me dit textuellement : “… Vous pouvez donc être sûr que, chaque fois que vous aurez besoin de mon appui, vous l’aurez…”. Sa lettre est datée de Paris, le 6 décembre 1969.

Je n’aurais, je le sais, aucun problème à me rétablir. Mais il me faut un minimum de stabilité pour écrire… et une grande liberté d’esprit. Je dois, cependant, écrire des articles pour gagner du fric. Mais j’aurais bientôt une grosse bourse d’aide à la création littéraire… et aussi le contrat pour la pièce de théâtre (…)”

La main invisible de Beckett

Le 9 janvier 1990, à Paris

“Ma chère Zhor,

J’ai confiance en toi et je sais que tu m’aimes ; tu me manques terriblement. Tu m’as peut-être compris en tant qu’homme et en tant qu’écrivain et créateur. Tu sais en l’occurrence que je dois rester ici, malgré toutes les embûches, afin que je redresse la barre de ce navire nommé Khaïr-Eddine qui était en perdition pendant dix ans. (…)

Alors, je dois (et je suis en train de le faire) exhumer ce que j’ai conservé de plus énergétique : une action et d’autres livres plus forts, plus durs que tout ce que j’ai jamais écrit. (…) En attendant, j’écris, je réfléchis intensément, non pas seulement à ma propre situation, qui semble pour le moment très précaire, mais cet ensemble qui constitue mon environnement.

J’ai donc confiance en l’avenir. Je sais que j’ai été floué par le Seuil et par d’autres officines, je sais que je suis très riche de mon apport linguistique et culturel, mais cela n’a rapporté qu’aux autres. Mais cette situation évoluera contre eux, c’est pour cette raison que je reste ici. Je reste ici pour imposer médiatiquement ce qui est la vérité même. (…)

Autre chose : à un moment donné, Alexandre et sa mère (fils de Khaïr-Eddine et son ex-femme, ndlr) ont subi deux sacs dans leurs appartements successifs. Tout ce que j’avais laissé ici, en rentrant au Maroc en 1979, a été emporté, y compris mon courrier – les livres dédicacés et qui coûteraient aujourd’hui une fortune.

Ils ont traversé deux années de misère, mais Samuel Beckett les a pensionnés mensuellement. Mon ami Beckett les a financièrement soutenus pendant deux ans… et je ne le savais même pas. Et il ne les connaissait pas ni ne les voyait physiquement. Il y a encore beaucoup de choses à dire, mais peu importe ! Ce qui compte, c’est mon travail. Je compte bien le faire. Je m’y suis préparé longtemps à l’avance.”

Écrire avant tout

Le 25 janvier 1990, à Paris

“Ma chère Zhor, le Seuil va bientôt publier Agadir en livre de poche, ainsi que d’autres titres dont Une odeur de mantèque, et Corps Négatif. Je signerai la semaine prochaine un contrat et recevrai un très gros chèque. J’en ai besoin pour acheter ici un appartement afin de vivre correctement.

Depuis que la direction générale a changé, je suis mieux. Ici, il suffit d’être célèbre pour vivre et pour être respecté même par la police qui m’estime et me défend envers et contre tout.

Lorsque j’aurais touché mon chèque, je n’hésiterai pas, bien que tu ne m’aies jamais écrit, à t’expédier quelque argent, car je t’aime et je sais que tu m’aimes, en dépit de cette vulgaire séparation. Zhor, je t’aime et tu m’aimes, toi aussi. Tu sais que mon travail est, et doit rester, au-dessus de tout : voilà pourquoi j’exerce intensément, chérie, cette problématique. Tendresses.”

“C’est Khaïr-Eddine !”

Le 12 février 1990, à Paris

“Au métro, deux femmes d’un certain âge (35 ans, peut-être ?) dirent, un matin, en me voyant: “C’est lui, c’est l’écrivain Khaïr-Eddine.” Je ne les ai qu’à peine regardées, j’étais dans mes hauteurs.

Un autre matin, métro Cité, deux policières ou ce que j’ai reconnu comme tel dirent, en me voyant : “C’est Khaïr-Eddine”… J’étais attentif et je faisais semblant de ne rien entendre… (…) Ici, tout se sait, tout est répertorié, c’est tout à fait évident. Ici, si tu n’as pas la patte blanche, tu ne peux vivre. –

Autre chose, c’est le plus dur : un matin, vérification générale d’identité. (…) C’était place Saint-Michel, j’allais à un journal. Devant et derrière moi, vérification générale. Mon visa était mort et je n’avais pas le moindre titre de résidence ici.

Je donne le passeport, au bout de cinq minutes, un gradé me le rend avec des excuses mitigées disant : “Renouvelez vos papiers Monsieur Khaïr-Eddine… Quand vous voudrez, vous êtes chez vous ici, quoi qu’il arrive…” Au même moment, on procédait à des arrestations, because les papiers : deux poids et deux mesures. Seuls doivent sévir les lions.”