Nouzha Guessous : “Il faut faire preuve de réalisme face aux mutations radicales des rôles sociaux des femmes et des hommes”

Membre de la Commission de réforme de la Moudawana de 2004, Nouzha Guessous a fait le récit de cette expérience dans ‘Une femme au pays des Fouqaha’, paru en 2021 aux éditions La Croisée des chemins. Un ouvrage à mi-chemin entre l’analyse sociohistorique et le récit autobiographique, dont la relecture s’impose à l’heure où une nouvelle réforme du Code de la famille se profile.

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“Ma nomination à la Commission de réforme de la Moudawana m’a mise dans un état de quasi-panique face à l’importance de la tâche, et à la lourdeur de la responsabilité qu’elle impliquait”, se souvient Nouzha Guessous. Crédit: DR

Votre ouvrage est à la fois un récit personnel et littéraire, mais aussi un essai qui se consacre à une analyse sociale et une réflexion sur les leviers du changement. Pourquoi avoir tenu à cette construction hybride ?

Une femme au pays des fouqaha, de Nouzha Guessous, éditions La Croisée des Chemins. Commandez ce livre au prix de 90 DH (+ frais d’envoi) sur qitab.ma ou par WhatsApp au 0671818460

Cet essai est une contribution à l’écriture de l’histoire des femmes au Maroc à travers le récit de la construction d’une femme, née d’un milieu citadin de classe moyenne de la ville de Fès, qui a eu accès à l’école au lendemain de l’indépendance.

J’y décris et analyse mon propre parcours en l’insérant dans l’histoire sociale du Maroc entre les années 1960 et aujourd’hui, et ce de manière aussi réflexive et distanciée que possible. Le socioanthropologue Mohamed Sghir-Janjar l’a classé dans le courant d’écriture qualifiée d’égo-histoire, mêlant des éléments significatifs de l’autobiographie de l’auteur aux événements politiques et sociaux de l’époque.

La partie autobiographique y est le substrat de ma lecture et de mon analyse de l’évolution des lois, des pratiques et de la culture concernant la place des femmes marocaines, en passant par le processus de réforme du Code de statut personnel (CSP) et la proclamation du Code de la famille (CF) en 2004.

Une grande partie de votre essai est consacrée à l’observation et à la description d’un ensemble de réalités féminines marocaines, dont vous avez été témoin depuis votre enfance. Quel regard portez-vous sur leur évolution ?

Les lendemains de l’indépendance étaient porteurs d’ouverture et de modernité naissante, dans le souci de mettre le Maroc sur les rails du progrès dans le respect de ses spécificités culturelles.

L’école publique était un des pivots de ce projet national, porté par des enseignants issus du Mouvement national dont le niveau, l’ouverture d’esprit et le dévouement ont permis à ses lauréats d’en sortir avec des compétences dans tous les domaines, constituant ainsi la première élite intellectuelle nationale.

L’accès des filles à l’école a été un des relais de l’évolution des réalités féminines, puisqu’elles portaient la rationalité et l’esprit critique acquis à l’école au sein de leur famille et de leur quartier. Elles propageaient ainsi l’impact de l’école au sein de la société. La généralisation de la radio puis de la télévision nationale a aussi joué un rôle important quant à l’évolution des idées, des pratiques et des aspirations des femmes.

À partir des années 1980, l’émergence de courants politico-religieux extrémistes, au Maroc comme dans le monde, a propagé une idéologie rétrograde et discriminatoire envers les femmes, combinée à la détérioration de l’enseignement public. Cela a freiné la dynamique de progrès de la démocratie et des droits humains en général.

Cette idéologie qui se réclamait de la religion, dans un contexte de crises économiques et de paupérisation, a fait le lit des évènements survenus dans les universités, et de l’opposition manifestée par la mouvance islamiste à la pétition du million de signatures de l’Union de l’Action Féminine en 1991.

Cette même opposition a été manifestée à l’égard du plan pour l’intégration des femmes dans le développement, qui avait proposé, entre autres, la révision de quelques articles du CSP en 1999.

«Une femme au pays des fouqaha: l'appel du Houdhoud»

Nouzha Guessous

90 DH

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Le livre s’ouvre sur le récit que vous faites de votre nomination au sein de la Commission chargée de la réforme de la Moudawana. “Je n’ai jamais imaginé que je pourrais être dans cette commission”, écrivez-vous. Parvenez-vous à imaginer qu’une commission similaire puisse être mise en place dans le cadre de la réforme à venir ?

Au-delà de la surprise, ma nomination m’a mise dans un état de quasi-panique face à l’importance de la tâche, et à la lourdeur de la responsabilité qu’elle impliquait. Aujourd’hui, je peux affirmer que c’était une expérience inédite et que je suis fière de la confiance qui m’a été accordée par Sa Majesté.

Revenant à votre question, si je ne peux que me réjouir de l’appel royal à une réforme du Code de la famille en vigueur, qui a largement montré ses insuffisances et ses contradictions, je ne me permettrais pas de prédire du processus que pourrait avoir cette réforme.

Ce que j’appelle de tous mes vœux, c’est une refonte globale et cohérente du Code, qui serait l’aboutissement d’une dynamique nationale dans le calme et la sérénité, et qui aboutirait à la promulgation d’un code égalitaire non seulement dans sa philosophie, mais aussi dans ses articles déclaratoires, et ce en conformité avec les dispositions de la Constitution de 2011.

Pour cela, il est nécessaire d’identifier les obstacles, les freins et les blocages rencontrés lors de son élaboration, qui expliquent que certaines dispositions soient incomplètes et contradictoires.

Que ce soit par un processus d’adoption parlementaire ou dans une commission, l’élaboration d’un nouveau Code de la famille doit être le fruit de délibérations pluridisciplinaires et pluralistes, prenant en considération les données démographiques, économiques, juridiques, politiques et culturelles dans leur historicité, dans l’écoute et l’observation des évolutions contemporaines ; et en se projetant dans le futur.

Ces allers-retours entre le passé, le présent et le futur sont indispensables pour aboutir à des lois adaptées aux demandes et aux besoins des individus et de la société. J’espère aussi que cette refonte s’accompagnera d’une harmonisation du corpus juridique national, notamment par la refonte du Code pénal.

“En dépit de ses insuffisances, le Code de la famille a constitué un saut majeur qui a eu des impacts juridiques”, rappelle Nouzha Guessous. “Des débats se sont ouverts depuis sur des sujets considérés jusque-là comme intouchables (…) Cela devrait logiquement et rationnellement permettre d’aller plus loin dans le processus de la réforme à venir”.Crédit: JOELLE VASSORT / AFP

Dans votre livre, vous expliquez par ailleurs que les obstacles qu’a connus la réforme en 2004 n’étaient pas seulement d’ordre politique…

Ils étaient fondamentalement liés à la dualité de notre culture légale, fruit du compromis historique entre le référentiel d’un fiqh traditionnel étriqué, figé et intolérant au questionnement rationnel d’une part, et le référentiel universel des droits humains, aujourd’hui inscrit dans notre Constitution, qui, à l’inverse, est ouvert et évolutif dans le temps et selon les spécificités et les besoins de chaque société.

“Il est nécessaire de déconstruire au moins trois dogmes fondateurs du fiqh traditionnel. Le premier est l’affirmation toujours dominante que le droit familial relèverait de la responsabilité exclusive des théologiens”

Nouzha Guessous

Pour éviter ces blocages dans la réforme à venir, il est nécessaire de déconstruire au moins trois dogmes fondateurs du fiqh traditionnel. Le premier est l’affirmation toujours dominante que le droit familial relèverait de la responsabilité exclusive des théologiens.

Le second est que toutes les solutions aux problèmes des familles marocaines seraient dans les jurisprudences datant parfois de treize siècles, partant du diktat que tout est déjà fixé par “la religion” et en mettant dans cette dernière le Coran, les hadiths et les dictats jurisprudentiels du fiqh, qui sont strictement humains.

Enfin, il faudra déconstruire le dogme de la qiwama des hommes sur les femmes – toujours transversale dans le Code actuel – et qui, sous couvert de prétextes biologiques et du “devoir” des hommes de les protéger, minorise les femmes, invisibilise leurs contributions à la prise en charge matérielle de la famille, les discrimine en matière d’héritage et les prive de droits parentaux tels que la tutelle légale sur leurs enfants.

Pour cela, il faudra faire preuve de réalisme face aux mutations radicales des rôles sociaux des femmes et des hommes. Il faudra aussi prendre en considération les connaissances issues des sciences modernes, traditionnellement considérées comme “profanes” à l’inverse des “sciences religieuses” sacralisées et supposées valables en tous temps et lieux.

En somme, il s’agit de “démonopoliser”, de démocratiser et de rationaliser la parole légitime et l’expertise sur les dispositions du droit familial contemporain. La référence de Sa Majesté à l’approche par les maqassid va dans ce sens, appelant à la lecture des prescriptions de l’islam à la lumière des objectifs divins qui eux sont impératifs, à savoir la justice et la non-discrimination.

Selon vous, “écrire est (…) une façon de poursuivre le dialogue” : pensez-vous que celui-ci, relatif au Code de la famille, soit suffisamment avancé ?

En dépit de ses insuffisances, le Code de la famille a constitué un saut majeur qui a eu des impacts juridiques, tels que la mise en place du Code de la nationalité, la nouvelle Constitution, l’adoption de la loi contre les violences basées sur le genre, etc. Il a aussi impacté culturellement la perception de la vie de famille par les Marocains.

Des débats se sont ouverts depuis sur des sujets considérés jusque-là comme intouchables (droits des enfants nés hors mariage et de leurs mères, règles de l’héritage, pour ne citer que ces deux exemples), et ce avec un regain de légitimité renforcé par la Constitution de 2011 et par les nouveaux engagements du Maroc en matière de droits humains en général.

Cela devrait logiquement et rationnellement permettre d’aller plus loin dans le processus de la réforme à venir. En même temps, l’expérience a hélas montré que la logique et la raison ne sont pas facilement entendues par les tenants de la pensée dogmatique.

D’où l’importance de la déconstruction des dogmes à travers une démarche démocratique, pluraliste, pluridisciplinaire, inclusive et sans interdits de questionnement.

A quoi résumeriez-vous la métaphore de l’appel et du chant du “houdhoud” (la huppe du prophète Souleyman dans le récit coranique, ndlr), qui rythme cet essai ?

C’est l’appel à l’envol, à la recherche, à la découverte et au progrès, quitte à devoir sortir des rangs comme l’a fait la huppe du prophète Souleyman, permettant ainsi le ralliement de la reine Balqiss et de son royaume.

C’est l’appel à revisiter nos certitudes, à sortir du confort de la répétition et du “copié, collé” pour réaménager nos héritages normatifs. Comme l’a développé feu Mohammed Arkoun (historien et islamologue algérien, ndlr), c’est l’appel à “transgresser les codes, à penser les impensés et subvertir la raison par la raison, dans le sens de faire la critique de la critique, et de toujours défendre la libération de l’esprit des carcans de l’orthodoxie et les idéologies inhibitives”. J’espère y contribuer par la publication de cet essai.

Extraits

Dans les coulisses de la Commission

Au sein de la Commission de réforme de la Moudawana, Nouzha Guessous s’est retrouvée, durant trente mois, en plein cœur du débat qui animait l’opinion publique de l’époque, et a été directement confrontée à l’ensemble des arguments idéologiques qui s’opposaient à la réforme. Dans Une femme au pays des fouqaha, elle a reconstitué, en morceaux choisis, des extraits des débats auxquels elle a assistés. Comme le précise l’auteure, ces citations ne sont pas des “minutes des travaux de la Commission” mais “le fruit d’un dialogue plus large avec le fiqh traditionnel”. En voici quelques-unes.

“Ceux qui dans cette Commission ne sont pas des oulémas ne peuvent rien décider. Mais ils peuvent, à notre demande et seulement si nous en éprouvons le besoin, nous éclairer sur des aspects techniques liés à leur expertise”

“La violence des hommes n’est que le résultat de l’insolence des femmes d’aujourd’hui qui ne veulent pas obéir à leur mari, et ne remplissent pas leurs devoirs conjugaux”

“La polygamie protège les femmes mariées des maîtresses que leur mari pourrait être tenté de prendre pour satisfaire ses besoins. Pourquoi voulez-vous les pousser à vivre dans le conflit avec leur mari ou à demander le divorce alors qu’elles peuvent continuer à être protégées en acceptant d’avoir une coépouse (…) ?”

“Pensez aux femmes que vous prétendez défendre : que faites-vous des veuves et des divorcées qui souhaiteraient se remarier pour être en sécurité ? Et qui sont prêtes à être des coépouses?”

“Marier les filles quand elles sont pubères non seulement les empêcherait de s’adonner à la prostitution mais en plus, cela protégerait les hommes des contaminations lors de rapports sexuels avec des travailleuses du sexe qui, de fait, seraient plus âgées et plus contaminantes”.

«Une femme au pays des fouqaha: l'appel du Houdhoud»

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