Sur les traces d'Abdelkader Chatt, pionnier oublié de la littérature marocaine d’expression française

En 1932, le Tangérois Abdelkader Chatt publie “Mosaïques ternies”, le premier roman marocain d’expression française. Qui était donc ce pionnier, dont le nom est tombé dans l’oubli ?

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Quatre-vingt-dix ans après sa publication en 1932, le premier et unique roman de Abdelkader Chatt est absent des librairies du royaume.

De temps à autre, Abdellah Elghouari, plus connu sous le nom de “bouquiniste Chellah” à Rabat, reçoit un exemplaire de Mosaïques ternies dans un carton de livres rares. “Ce genre de livres, on ne les commande pas. C’est eux qui viennent à nous”, sourit le bouquiniste.

Mosaïques ternies est quasi introuvable, seuls quelques exemplaires refont parfois surface dans des librairies spécialisées dans les livres rares.

Quatre-vingt-dix ans après sa publication en 1932, le premier et unique roman de Abdelkader Chatt est absent des librairies du royaume. Et il est même difficile à dénicher sur les étagères des bouquinistes et spécialistes de livres rares : “On peut le chercher, mais on n’est jamais sûr de le trouver. Sur les deux précédentes années, j’ai dû recevoir deux ou trois exemplaires tout au plus de Mosaïques ternies”, nous informe Abdellah Elghouari.

Idem, apprend-on, du côté de la célèbre boutique Le Bibliophile à Essaouira, spécialisée dans l’achat et la vente de livres rares : pas une trace de Mosaïques ternies. La maison d’édition Wallada, qui a réédité l’ouvrage en 1990 et a fermé ses portes il y a plusieurs années, demeure naturellement injoignable. Une recherche sur le catalogue en ligne de la Bibliothèque nationale du royaume ne permet pas de confirmer si l’institution en détient un exemplaire. Le constat est amer : plutôt que de le célébrer, il faut compter sur les lois du hasard pour se procurer un exemplaire du premier roman marocain d’expression française.

Sur les traces d’un pionnier disparu

Sur Google, les références relatives à Abdelkader Chatt sont rares et peu documentées, hormis une brève page Wikipédia. À Tanger, la ville natale de ce mystérieux écrivain qui s’y est éteint en 1992, son nom résonne davantage, mais pas assez pour retrouver la trace de ceux qui l’ont côtoyé de près. Bien qu’auteur d’un roman, d’une traduction, d’une anthologie de poésie et d’un recueil de poèmes, les Tangérois ne semblent pas se souvenir de Abdelkader Chatt comme un membre actif de la vie culturelle de leur ville.

De fil en aiguille, nous parvenons tout de même à retrouver les traces de son unique traducteur, Othmane Benchekroun : “C’est une initiative que j’ai entreprise pour tenter, à mon échelle, de sortir de l’oubli le nom de Abdelkader Chatt”, nous explique-t-il au sujet de sa traduction de Mosaïques ternies en arabe, parue en 2019. Pourtant, le traducteur, lui aussi Tangérois, ne conserve pas de souvenir de l’écrivain de son vivant : “Je ne l’ai jamais rencontré en personne. Pendant très longtemps, je l’apercevais presque chaque jour de loin. Il avait l’habitude de faire sa marche quotidienne dans le quartier Marchane, accompagné d’un ami.

Othmane Benchekroun, le traducteur Mosaïques ternies de Abdelkader Chatt.Crédit: DR

Il faudra se contenter alors de quelques éléments biographiques. Abdelkader Chatt est né en 1904 à Tanger, dans une famille modeste, et entame sa scolarité au sein d’une école coranique, comme c’était couramment le cas à l’époque. S’il conserve quelques souvenirs d’un Maroc précolonial, il intègre très vite le Lycée Regnault, quelques années seulement après sa création en 1913. S’ensuit alors une carrière dans l’administration internationale de Tanger, puis dans l’administration marocaine au lendemain de l’indépendance.

Abdelkader Chatt étudie au Lycée Regnault, quelques années seulement après sa création, en 1913.

Quant à la littérature, les secrets d’écriture de Abdelkader Chatt demeurent bien gardés. Après avoir achevé l’écriture de Mosaïques ternies en 1930, le roman est publié en 1932 à Paris, par les éditions Revue Mondiale, sous le nom d’auteur Benazous Chatt. Les raisons du choix de ce nom d’emprunt sont inconnues, d’autant que le roman reçoit peu d’écho à sa parution.

Seul le journaliste britannique Walter Harris, alors installé à Tanger — et à qui la Villa Harris doit son nom — s’aventure à une comparaison avec un écrivain français, en qualifiant Chatt de “Georges Duhamel du Maroc”. Ce dernier, alors écrivain mais futur secrétaire perpétuel de l’Académie française, aurait même consacré une critique très élogieuse au roman lors de sa parution. Selon Othmane Benchekroun, Abdelkader Chatt a remis un exemplaire signé de Mosaïques ternies à la Résidence générale dans les années 1930, qui serait actuellement conservé à la Bibliothèque nationale du royaume.

L’écriture a-t-elle été seulement une petite parenthèse dans la vie de l’écrivain tangérois? Le premier roman marocain d’expression française est également le premier et dernier roman de Abdelkader Chatt. Après 1932, celui-ci s’enferme dans un long silence littéraire, qui dure plus de trente ans. Ce n’est qu’en 1967 qu’il publie une anthologie de la poésie arabe, puis un recueil de poèmes, toujours en arabe, en 1976. À sa mort, en 1992, la langue française, dont Chatt fut pourtant un pionnier au Maroc, semble n’être pour lui qu’un lointain souvenir.

L’usage qu’il en a fait dans Mosaïques ternies était pourtant remarquable : c’est “le premier roman écrit en langue française par un Marocain, et les qualités stylistiques de Abdelkader Chatt sont incontestables”, observe le critique littéraire Salim Jay dans Dictionnaire des écrivains marocains (Eddif, 2005).

Mosaïques ternies est un agréable voyage dans les mondes tangérois de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle”

Othmane Benchekroun, traducteur

La dimension novatrice du roman est d’autant plus soutenue par les éditions casablancaises Wallada, lors de la réédition de l’ouvrage en 1990 : “En situant son roman à Tanger, Abdelkader Chatt a, le premier, inauguré le mouvement littéraire qui met Tanger en vogue”, peut-on lire sur la note de l’éditeur. Quant au contenu même du roman, il est, pour Othmane Benchekroun, “un agréable voyage dans les mondes tangérois de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle”.

Peu soucieux de tisser une trame narrative pleine de rebondissements, Chatt y décrit le quotidien de la famille Bennis dans les années 1930, avant de plonger dans le règne de Moulay Hassan Ier au milieu du XIXe siècle : “À travers un ensemble de faits historiques, Chatt dépeint les conditions et transformations politiques du Maroc. Il décrit la famine, la sécheresse, mais aussi la rébellion des tribus dans une forme narrative sans précédent pour l’époque”, analyse le traducteur.

Premier arrivé, dernier servi

Reste alors à savoir pourquoi l’histoire a retenu le nom de Ahmed Sefrioui comme père fondateur de la littérature marocaine d’expression française, et non pas celui de Abdelkader Chatt. Quand paraît La boîte à merveilles aux éditions du Seuil en 1954, premier roman de l’écrivain fassi, Mosaïques ternies a déjà vingt-deux ans.

Une première hypothèse consiste à supposer que le roman de Abdelkader Chatt est déjà tombé dans l’oubli au moment où Sefrioui publie le sien. D’autre part, certains critiques semblent réticents à qualifier Mosaïques ternies de roman. C’est le cas du chercheur et universitaire Abdellah Baida, professeur de littérature à l’Université Mohammed V de Rabat : “Mosaïques ternies est, selon moi, un texte très bien écrit, mais qui ne répond pas aux critères et normes du roman de l’époque à laquelle il a été écrit”, avance-t-il.

“C’est parce que Chatt a été marginalisé que son œuvre a été remise en question en tant que roman, et non pas l’inverse. Je ne doute pas qu’il ait naturellement ressenti une très grande injustice à ce sujet”

Othmane Benchekroun, traducteur

La marginalisation de ce texte est telle qu’il n’a fait l’objet d’aucune recherche universitaire approfondie. Pour Othmane Benchekroun, c’est précisément cette marginalisation qui est à l’origine du mal dont souffre l’ouvrage : “C’est parce que Chatt a été marginalisé que son œuvre a été remise en question en tant que roman, et non pas l’inverse. Je ne doute pas qu’il ait naturellement ressenti une très grande injustice à ce sujet.

Il semblerait que le critique littéraire Salim Jay soit le seul à s’être aventuré, au détour d’une phrase, à une comparaison entre Chatt et Sefrioui : “Abdelkader Chatt est, par ailleurs, un observateur souvent acéré du comportement des puissants et il a, au fond, le goût de la critique sociale, contrairement à Ahmed Sefrioui que l’on présentera, à tort, plus de vingt ans après la parution de Mosaïques ternies, comme le premier romancier marocain de langue française”, peut-on lire dans son Dictionnaire des écrivains marocains.

De son côté, Abdellah Baida avance une tout autre hypothèse, soutenue par une série d’arguments. Selon le chercheur, la possibilité que Abdelkader Chatt ne soit pas le véritable auteur de Mosaïques ternies n’est pas à écarter. “La qualité de la langue française employée dans ce texte, dans un contexte où Tanger était plus hispanophone que francophone, surprend”, estime-t-il.

Si cette première observation peut être balayée par le fait que Chatt a fait ses études dans un lycée français, l’universitaire poursuit son argumentaire : “Le regard du narrateur semble attiré par tout ce qui semble exotique à un étranger au Maroc : l’appel à la prière, des enfants qui courent pieds nus, les mouches autour des étalages des souks… Cela me semble être un regard qui s’apparenterait plus à celui d’un étranger, plutôt que d’un écrivain marocain”, relève Abdellah Baida, qui s’interroge également sur le fait que Mosaïques ternies soit la seule œuvre d’expression française de l’auteur, ainsi que sur le fait que celui-ci n’ait jamais revendiqué sa position de pionnier à l’heure où Ahmed Sefrioui et Driss Chraïbi étaient consacrés comme fondateurs de la littérature marocaine.

Conclusion : “Il se pourrait que l’auteur du livre soit Français. Comme ce fut le cas pour plusieurs livres marocains, on peut imaginer que Chatt ait fait un récit oral, sur lequel un auteur se serait basé pour écrire.

Mémoire oubliée

Le peuple marocain est un peuple vivant continuellement dans son passé. Il est épris de conversations, mais comme il n’a généralement pas grand-chose à dire sur le présent, il se replie sur son passé et il raconte, il raconte”, peut-on lire dans Mosaïques ternies. En 1930, quand Abdelkader Chatt écrit ces lignes, elles peuvent sonner comme une critique envers la passivité d’un peuple face à une campagne coloniale française pas encore achevée, ainsi que la promulgation du dahir berbère.

Pour Othmane Benchekroun, la position hostile de l’écrivain envers les autorités coloniales n’est pas sujette à débat, et justifierait même le recours à la langue arabe dans le reste de son œuvre : “Je crois que Abdelkader Chatt a pu se sentir étranger à la langue française, en raison de ses positions critiques envers les autorités coloniales. Bien que son roman figurait sur les étagères de la bibliothèque de la Résidence générale, il est resté un écrivain de la marge en raison de ses positions politiques.

Et d’ajouter : “Il a rendu compte du souci existentiel qui traversait la société marocaine en réaction aux transformations liées à l’époque du protectorat, tout en émettant une critique profonde de la rigidité des structures sociétales et makhzéniennes qui barraient la route à tout changement.”

En fervent défenseur de l’œuvre de Abdelkader Chatt, son traducteur voit également dans la mémoire oubliée de l’écrivain un rapport de force. “Le conflit autour du premier roman marocain est, selon moi, un conflit entre la marge (Chatt, ndlr) et le centre (Sefrioui, ndlr). Or, c’est un conflit qui ne peut être équitable, car c’est le centre qui élimine la marge, avant d’écrire l’histoire de la littérature”, déplore Othmane Benchekroun.

Si sa position de pionnier continue d’être contestée, le cas de Abdelkader Chatt n’en est pas moins symptomatique de la méconnaissance généralisée d’un patrimoine littéraire qui gagnerait à être davantage mis en valeur. L’histoire d’un pays s’écrit également à travers les romanciers qui la racontent.