Gilbert Sinoué : “Le romancier se doit d’être aussi rigoureux qu’un historien”

Après le succès de L’île du couchant en 2021, l’écrivain franco-égyptien publie aux éditions Gallimard le deuxième tome d’une trilogie sur l’histoire du Maroc, qui va jusqu’en 1956.

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Sur un ton similaire à celui de L’île du couchant, Gilbert Sinoué couvre, dans Le Bec de Canard, les péripéties qu’a connues le Maroc tout au long du XIXe siècle.

Le Bec de Canard retrace l’histoire et les complots qui vont mener le Maroc à l’instauration du protectorat.  Commandez ce livre au prix de 150 DH (+ frais d’envoi) sur qitab.ma ou par WhatsApp au 06 71 81 84 60

Sur fond d’incessantes tensions diplomatiques avec la France et l’Espagne, le romancier raconte une page de l’histoire, celle, relativement méconnue, qui précède l’instauration du protectorat.

Au détour d’une phrase, on croisera dans ce deuxième tome le peintre Eugène Delacroix, le patriote italien Giuseppe Garibaldi ou encore l’explorateur Charles de Foucauld… Tous font la connaissance de personnages fictifs, mis en scène par les soins de Gilbert Sinoué, et nous rappellent la manière avec laquelle la grande histoire interagit constamment avec des trajectoires individuelles.

Vous signez le prologue de ce roman avec cette très belle phrase : “Cette saga, dont le héros principal demeure toujours et avant tout le Maroc”. Qu’entendez-vous par là?

C’est évidemment une métaphore. Cette trilogie va de 1612 à 1956… Vous imaginez le nombre de souverains, d’événements et de personnages, marocains ou étrangers, qui ont traversé une période aussi longue de l’histoire. C’était donc ma manière de dire qu’en dépit de toute la complexité de cette histoire, c’est avant tout le Maroc, en tant que pays, qui reste au premier plan de cette trilogie.

Contrairement au précédent, ce tome ne se concentre pas sur une seule épopée sultanienne, mais passe en revue le règne d’une succession de sultans : Moulay Slimane, puis Moulay Abderrahmane, Moulay Mohammed, Moulay Hassan… Est-ce un parti pris ou une contrainte historique qui s’est imposée à vous ?

Il n’y a pas de parti pris, c’est une réalité historique. Le XIXe siècle a été marqué par une succession de règnes, et il faut admettre qu’il n’y a pas eu, tout au long de cette période, un sultan dont le règne est comparable à celui de Moulay Ismaïl, dont je retrace effectivement l’épopée dans L’île du couchant.

D’ailleurs, aucun autre sultan de l’histoire du Maroc n’a eu un règne aussi long que le sien : cinquante-deux ans de pouvoir. Et puis, comme je le disais tout à l’heure, le personnage fondamental de cette trilogie reste le pays. C’est lui qui abrite l’histoire.

L’autre différence majeure, c’est que les défis auxquels était confronté Moulay Ismaïl divergent de ceux de ses successeurs…

Tout à fait. Durant son règne, et malgré sa réputation de sultan particulièrement violent et intransigeant, Moulay Ismaïl n’a eu cesse de se battre pour chasser l’occupant et unifier le pays. Le contexte dans lequel se trouvent ses successeurs est tout autre, puisque ce n’est pas une, mais plusieurs puissances européennes qui ont des vues sur le Maroc en même temps, comme s’il s’agissait d’un gâteau à découper et à partager entre eux.

En somme, Le Bec de Canard retrace tout le cheminement, toute la trame politique et tous les complots montés par la France, l’Angleterre, l’Espagne et l’Allemagne, qui vont mener le Maroc à l’instauration du protectorat en 1912.

La fin du XIXe siècle est très dense en événements pour le Maroc. Si l’histoire du protectorat est particulièrement connue, ce qui l’a précédé l’est beaucoup moins. Pourquoi, selon vous ?

Dans L’île du couchant, premier tome de sa trilogie historique, le romancier retrace l’épopée de Moulay Ismaïl.Crédit: DR

Effectivement, on peut avancer que le grand public connaît moins bien les mécanismes politiques qui ont mené au protectorat. L’histoire du Maroc à partir de 1912 est mieux connue de lui, probablement parce qu’on a beaucoup écrit sur le protectorat en lui-même. De 1808 à 1912, il y a beaucoup d’écrits historiques qui sont à la disposition des historiens, mais pas de romans.

Je crois que cela s’explique simplement par le fait que le protectorat et la lutte pour l’indépendance ont engendré beaucoup de réactions émotionnelles, qui continuent de se perpétuer à ce jour. D’ailleurs, c’est tout à fait normal. C’est ce qui a donné lieu à plus d’intérêt pour cette période-là que pour les autres. D’autre part, on est plus enclin à se sentir proche d’une histoire qui s’est déroulée dans les années 1900 qu’au XIXe siècle.

A titre d’exemple, l’histoire méconnue du Bec de Canard, à qui ce deuxième tome doit son titre, et qui a selon vous épargné au Maroc une invasion allemande…

Quand la France a voulu s’emparer du Maroc, trois pays s’y sont opposés : l’Espagne, l’Allemagne et l’Angleterre. Un premier accord a été scellé avec les Anglais, qui ont renoncé au Maroc en échange d’une paix en Egypte, qui était alors sous leur contrôle.

Idem avec les Espagnols, à qui la France a promis le nord du Maroc si elle réussissait son entreprise coloniale. Il restait alors les Allemands, à qui les Français ont proposé d’offrir 295.000 km2 d’un territoire au Congo français, en échange de leurs vues sur le Maroc.

Il ne fallait pas que ça ait l’air d’un cadeau aux yeux de l’opinion publique et des autres puissances. Par conséquent, les Allemands ont été contraints d’offrir, en retour à la France, un petit territoire entre le Tchad et le Cameroun, qui a la forme d’un bec de canard. C’est un événement fondamental, qui a permis aux Allemands de ne pas débarquer au Maroc.

Vous évoquez l’existence de nombreuses sources historiques couvrant les événements du XIXe siècle au Maroc. De quelle manière procédez-vous afin d’en tirer un roman ?

Ce sont principalement des documents d’archives et des travaux d’historiens de l’époque. Mais on dispose aussi de témoignages et rapports de vizirs, de chambellans, de visiteurs étrangers, d’ambassadeurs…

“Le propre du roman historique est de ne pas se faire écraser par la documentation. Mais pour celui qui écrit le roman, il vaut mieux en savoir plus que moins”

Gilbert Sinoué

Comme avec L’île du couchant, je travaille en deux étapes : la première consiste à réunir le maximum de documentation. C’est un travail très lourd, qui prend énormément de temps, mais que je considère tout aussi passionnant que le processus d’écriture. Ce sont ces informations, même lorsque je ne les réutilise pas dans le roman, qui nourrissent mon écriture.

Je peux vous dire que sur toute la matière documentaire collectée, je n’en utilise finalement que 15% dans l’écriture. Le propre du roman historique est de ne pas se faire écraser par la documentation. Sinon, ça devient un ouvrage universitaire. Toujours est-il que pour celui qui écrit le roman, il vaut mieux en savoir plus que moins.

Il arrive que l’on reproche des approximations historiques aux romanciers. Faut-il attendre d’un roman historique le même degré de rigueur et de véracité que dans un ouvrage d’historien ?

Gilbert Sinoué raconte une page de l’histoire relativement méconnue : celle qui précède l’instauration du protectorat.Crédit: DR

Je pense qu’il est indispensable, lorsqu’on écrit un roman historique, d’essayer d’être le plus fidèle, honnête et rigoureux à tout ce qui a trait à l’histoire. Certes, le propre du roman historique est de faire en sorte que, par moment, le lecteur ne sache plus si ce qu’on est en train de lui raconter relève de la réalité ou de la fiction.

C’est une question de dosage. Par contre, quand il s’agit de dates, de lieux, de grands personnages historiques, je pense qu’il faut être tout aussi fidèle à la réalité qu’un historien.

Dans ce deuxième volet, vous imaginez qu’un rapport volontairement mal rédigé par un espion français a conduit Napoléon à renoncer à envahir le Maroc. Le temps d’un roman, on y croit. Est-ce aussi cela, la force du roman historique ? Changer le cours de l’histoire, le temps d’une lecture ?

Peut-être… L’événement que vous citez est ce que je qualifierais d’une fausse fiction. C’est-à-dire qu’Antoine Burel est un espion français qui a réellement existé, et qui a réellement été envoyé au Maroc par Napoléon, qui avait des vues sur le Maroc, pour rédiger un rapport. Il l’a fait et a soumis son rapport à l’empereur dès son retour à Paris.

“Le roman historique amène le lecteur à se poser des questions. Le charme, c’est aussi d’essayer de distinguer le vrai du faux tout au long de la lecture”

Gilbert Sinoué

Pour des raisons que l’on ignore, ce rapport a été jeté dans un tiroir et n’a jamais été exploité, avant d’être complètement oublié. Ça, c’est une réalité historique.

Là où j’emploie la fiction, c’est que je me sers du rejet de ce rapport et du point d’interrogation qu’il renferme, pour imaginer que Burel a volontairement mal rédigé, afin d’épargner au Maroc une invasion française. Le roman historique amène le lecteur à se poser des questions. Le charme, c’est aussi d’essayer de distinguer le vrai du faux tout au long de la lecture.

Vous faites le choix d’arrêter la trilogie en 1956, à la veille de l’indépendance. N’y a-t-il plus rien à raconter sur le Maroc après le départ des Français ?

Je suis effectivement en train d’écrire le troisième et dernier tome de cette saga, qui ira de 1912 à 1956. Loin de penser que l’histoire du Maroc s’arrête en 1956, je considère plutôt que le roman historique nécessite du recul et de la distance. L’analyse de l’histoire nécessite du recul, mais la mise en fiction d’une histoire analysée en nécessite encore plus.

«Le bec de canard»

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Entre fiction et réalité

Dans Le Bec de Canard, Gilbert Sinoué met en scène de nombreux personnages qui peuplent le XIXe siècle marocain. Si certains sont fictifs, d’autres ont réellement existé et ont joué un rôle dans le cours de l’histoire, bien que leurs noms n’aient pas toujours connu la postériorité.

Antoine Burel

C’est Napoléon qui a missionné Antoine Burel au Maroc pour lui dresser un état des lieux en vue d’une possible conquête.

En 1808, Napoléon Ier enchaîne les conquêtes territoriales. Tandis que la guerre d’indépendance espagnole éclate, opposant l’Espagne, l’Angleterre et le Portugal à la France, l’empereur étudie la possibilité d’envahir le Maroc. Pour ce faire, il y envoie un espion, du nom d’Antoine Burel, chargé d’apporter un courrier au sultan Moulay Slimane.

Durant son séjour, il étudie assidûment l’organisation de l’armée marocaine, esquisse des plans à la main des littoraux, renseigne l’état des fortifications marocaines… En parallèle, il est chargé de perturber, voire de mettre fin aux relations qui unissent le Maroc et l’Angleterre.

Après avoir séjourné à Tanger pendant deux ans, il rentre à Paris et remet à Napoléon un rapport, auquel l’empereur ne prêtera aucune attention, considérant qu’il ne contient aucun élément dont il ne disposait pas déjà. Dans son roman, Sinoué imagine qu’Antoine Burel a volontairement mal rédigé ce rapport, pour dissuader Napoléon de tenter d’envahir le Maroc.

Khalid Al-Nasiri

Ahmad ibn Khalid Al-Nasiri est l’un des plus grands historiens et érudits marocains du XIXe siècle. Ses carnets et travaux constituent d’immenses sources pour les historiens et scientifiques.

Tout au long de sa vie, Al-Nasiri a travaillé à la rédaction de plusieurs tomes sur l’histoire du Maroc, regroupés sous le nom de Kitâb al-Istiqsa li-Akhbar Al-Maghrib duwwal al-Aqsa, et qui vont de la conquête islamique en 670 jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Dans Le Bec de Canard, Gilbert Sinoué a sélectionné, traduit et retranscrit un ensemble d’écrits de l’historien, en y “introduisant quelques passages lorsque ce fut nécessaire”, explique l’auteur. Dans les 300 pages que renferme le roman, ces passages servent de transition entre les ellipses temporelles du récit, ainsi que d’éléments de contextualisation entre les époques et les événements.

Abdelkader El Djezairi

Plus célèbre que les deux personnages précédemment cités, l’émir Abdelkader a été le leader de la résistance algérienne contre l’invasion française pendant le XIXe siècle. Dans un premier temps soutenu par le sultan marocain Moulay Abderrahmane, il mène une puissante campagne militaire qui lui permet de déstabiliser l’envahisseur et de lui résister longtemps.

En 1844, la France attaque le Maroc en raison du soutien indéfectible du sultan à l’émir algérien, et bombarde Tanger et Essaouira. Pourtant, moins de deux ans plus tard, Abdelkader El Djezairi devient l’ennemi commun du Maroc et de la France.

Traqué par l’armée française, il demande au sultan l’exil en terre marocaine, que celui-ci lui refuse. Il finit par se rendre aux Français en 1847, et meurt à Damas en 1883.