On ne peut comprendre le dernier roman de Mahi Binebine qu’en voyant double. D’abord publié sous la forme d’une nouvelle, intitulée Délirium et parue dans Marrakech Noir, un ouvrage coordonné par Yassin Adnan, Mahi Binebine livre un roman à mi-chemin entre le conte et la fable, où se nichent de puissantes réflexions philosophiques.
À travers Kamal, un homme qui renferme deux âmes constamment en contradiction, le romancier semble vouloir rappeler la complexité de la condition humaine, à une époque où nous sommes plus que jamais sujets à des étiquettes fixées. “Ce personnage est inspiré de l’un de mes cousins”, confie Mahi Binebine. “À son époque, il était le seul guide touristique de Marrakech à parler allemand. À midi tapante, il finissait sa journée, et s’installait au bar Café Atlas”. À partir de ces événements réels, Binebine plonge de nouveau dans un univers marrakchi qu’on lui connaît bien, et raconte la chute annoncée d’un homme profondément tourmenté par un monde qui lui refuse sa dualité.
TelQuel : Sans évoquer la moindre pathologie mentale, vous racontez l’histoire d’un personnage abritant deux âmes dans un seul corps, qui se disputent à longueur de journée. Une métaphore qui renvoie à la dualité de la condition humaine…
Mahi Binebine : Ces deux personnages qui cohabitent dans un même corps et qui ne sont d’accord sur rien, c’est un peu l’histoire de ma vie (rires). Je passe mon temps à me contredire. À mon sens, il est évident que nous sommes tous, sans exception, une chose et son contraire. Kamal renvoie à la dualité que nous portons tous en nous. Nous avons tous des guerres et des doutes intérieurs. J’ai voulu que ce roman rappelle que nous sommes, à travers cette dualité, des êtres beaucoup plus complexes qu’on ne le croit.
Cette dualité se lit à différents niveaux. Vous présentez une Marrakech double, un Maroc double… Des mondes opposés s’entrechoquent constamment dans ce roman. Est-ce une conception du monde que vous donnez à voir ?
La dualité est omniprésente dans la vie et j’ai voulu qu’elle le soit dans ce roman. Une partie du livre se passe chez les bonnes sœurs. C’est d’ailleurs là que j’ai moi-même été scolarisé lorsque j’étais enfant. C’est un monde silencieux, calme et ordonné, où la discipline règne. Au moment où je franchissais la porte du pensionnat pour rentrer chez moi, j’étais confronté à un autre monde : celui de Marrakech, le bruit de la ville, ses cris et son agitation.
La dualité, c’est aussi celle du jour et de la nuit : pour me rendre à l’école, je traversais toute la place Jamaâ El Fna. J’adorais cette place le jour, et elle me terrifiait le soir. Tout est double dans ce roman, même les personnages sont répartis en binômes.
Par moment, il est aussi question d’unité. Malgré la division, vos personnages cherchent la réconciliation…
Les deux personnages de Kamal sont dans une quête perpétuelle de paix : à la fois intérieure, car ils tentent réellement de parvenir à cohabiter, mais aussi sociale. Ils rêvent de sortir de la rue et de la misère à laquelle ils sont prédestinés. Un peu à la manière d’une tragédie grecque, il y a une sorte de chute inéluctable qui pèse constamment sur ces deux personnages.
Ils se retrouvent alors à se battre contre eux-mêmes, car ils ne sont d’accord sur rien, mais aussi contre leur destinée. Pour ce qui est de la réconciliation dans ce roman, elle vient par l’amour. La rédemption aussi. Une fois que les deux personnages tombent amoureux, ils informent le lecteur qu’ils ne parleront plus que d’une seule voix. Je pense que l’amour a ce pouvoir d’unir les âmes les plus opposées.
La dualité est présente dans vos toiles et sculptures depuis des années. Peut-on voir dans les deux âmes de Kamal une représentation du peintre et du romancier que vous êtes ?
Peut-être. En tout cas, on ne peut pas échapper au peintre dans ce livre. Il y a tellement de personnages imbriqués les uns dans les autres que des visages se dessinent constamment au fil de la lecture. Dans mon travail, il y a une connexion évidente entre mes mondes littéraire et pictural. Ma journée est répartie comme suit : j’écris le matin, et je passe l’après-midi dans mon atelier.
Lorsque je passe ma matinée à écrire un personnage, il reste omniprésent dans ma tête, et je finis par le peindre d’une manière ou d’une autre. C’est un chemin normal pour moi. Il peut arriver, plus rarement, que l’opération inverse se produise : j’ai peint et sculpté des êtres ligotés avant d’écrire Le Seigneur vous le rendra, qui raconte l’histoire d’une mère qui ligote son enfant pour l’empêcher de grandir.
Dans Mon frère fantôme, c’est un peu le même processus : ce roman vient des visages que je peignais l’un dans l’autre, et qui forment les deux faces d’un même individu. Bien que souvent la peinture vienne d’idées littéraires, il se peut qu’une sorte d’algèbre plastique conduise à la naissance d’un héros romanesque.
En parlant de héros, les vôtres sont particulièrement vivants. Même lorsqu’ils sont secondaires, vos personnages ont toujours une histoire. Comment les créez-vous ?
Je les rencontre en écrivant. Des fois, ils se laissent faire et deviennent des personnages. D’autres fois, ils ne se laissent pas faire, et je suis contraint de les laisser tomber. On ne peut pas obliger des personnages de fiction à exister, pas plus que l’on peut s’efforcer de créer des lieux de fiction.
Lorsque j’écrivais L’ombre du poète, il y avait une scène où une mère enterrait son fils et son mari dans un cimetière. En l’espace de cent pages, je n’arrivais pas à faire sortir ce personnage de cet endroit. C’était moi, en réalité, qui n’arrivais pas à en sortir. Je pense que des personnages nous habitent de la même manière que certains lieux nous habitent. On croit qu’un écrivain dompte ses personnages, mais c’est faux. Ils viennent, ils s’imposent et demandent à exister.
Le style et la construction de Mon frère fantôme confirment votre attachement à la fable et au conte…
Ma littérature, je l’ai apprise sur la place Jamaâ El Fna. Il m’arrivait de ne pas aller à l’école pour rester écouter les conteurs sur la place. J’adore que l’on me raconte des histoires. J’étais passionné par Antar, héros des petites gens, qui passe son temps à défendre la veuve et l’orphelin. J’aimais cette comédie : dans le public, tout le monde voulait être Antar.
D’ailleurs, lorsque le conteur ne collectait pas assez de pièces, il changeait le cours de l’histoire et décidait qu’Antar allait pourrir en prison. À la Shahrazade, il arrêtait le conte à un moment stratégique, et annonçait qu’il raconterait la suite le lendemain. Les gens ne le laissaient pas partir. Physiquement, ils l’empêchaient de quitter la place, car ils voulaient connaître la suite de l’histoire. Les souvenirs que je garde de ces moments en disent long sur la puissance de cet art oratoire, et sur la fascination qu’il provoque.
Où se situe en vous la frontière entre le romancier et le conteur ?
Disons que je suis aussi un dévoreur de livres. Je dévore les chefs-d’œuvre de Knut Hamsun et Dostoïevski sans compter, mais je me nourris aussi des conteurs de Jamaâ El Fna. L’écrivain que je suis est le résultat des contes de Jamaâ El Fna et des histoires que me racontait ma grand-mère. Je revendique ces deux aspects, et je ne souhaiterais pas avoir à choisir entre eux.
Beaucoup de vos romans sont empreints d’une dimension fantastique. Au fil de vos œuvres, y a-t-il une place pour les éléments autobiographiques ?
Je crois que les romans de chaque écrivain forment un seul grand livre. Au fond, c’est la même histoire que l’on décline dans différents récits. Dans mon prochain roman, je raconte l’histoire de ma mère, cette femme qui m’a toujours fasciné. Pour autant, elle se trouve en réalité dans chacun de mes romans, sous des formes et des personnages différents. Je crois qu’il en est ainsi pour tout le reste. Fiction ou pas, fantastique ou pas, nous délayons différentes parties de nos existences dans différents livres, à des degrés différents.
Je pense aussi qu’un premier roman peut en dire très long sur une œuvre littéraire, comme s’il permettait d’ébaucher un ensemble de personnages qui se réincarnent dans les romans qui suivent.
Romans et sculptures, le meilleur des deux mondes
De la même manière que le protagoniste de son dernier roman est habité par deux âmes, il y a un romancier et un sculpteur qui animent constamment les œuvres de Mahi Binebine. Nous avons poussé le jeu de miroir jusqu’au bout, et lui avons posé une question : où est-ce que le romancier et le sculpteur se retrouvent ? Il répond en présentant quatre romans et quatre sculptures, imbriqués les uns dans les autres.
Cannibales, éditions Fayard, 1999
“Cette sculpture s’intitule “Le Migrant”. Elle m’a été inspirée par une journaliste hongroise, de la chaîne N1TV. Elle faisait un croche-pied à un migrant qui portait son enfant tandis qu’il essayait de fuir la police. Ce geste m’a profondément choqué. J’ai tiré de cette scène un croquis, qui est plus tard devenu cette sculpture. Je trouve qu’elle fait particulièrement écho à mon roman Cannibales, publié il y a 23 ans, dans lequel je pointais le drame migratoire que nous vivons aujourd’hui.”
Le Seigneur vous le rendra, éditions Fayard, 2013
“En général, mes peintures et sculptures naissent après les images accumulées dans ma tête pendant l’élaboration d’un texte. Pour ce roman, c’est l’inverse. Je ligotais mes silhouettes picturales bien avant de momifier le bébé, qui est le personnage central de Le seigneur vous le rendra. C’est l’histoire d’un enfant mendiant, que la mère ligote pour l’empêcher de grandir. Au-delà de la dimension fantastique, c’est aussi un clin d’œil à l’infantilisation des peuples.”
L’ombre du poète, éditions Stock, 1997
“Cette sculpture s’intitule “Dialogue des religions”. Deux silhouettes sont adossées l’une à l’autre, en équilibre précaire. Elles semblent lire le même livre, mais se tournent le dos. J’y vois un lien avec les deux protagonistes de mon roman L’ombre du poète, qui raconte l’histoire de deux amis très intimes, issus d’un milieu populaire. L’un parvient à faire son entrée au palais Glaoui pour y faire des études aux côtés du fils du pacha, et l’autre deviendra un poète contestataire. Issus d’un même monde, chacun représente l’antagoniste de l’autre”.
Les funérailles du lait, éditions Stock, 1994
“Tazmamart. No comment.” Voilà tout ce que dira Mahi Binebine pour décrire à la fois cette sculpture et son deuxième roman, Les funérailles du lait. En empruntant la voix de Mamaya, une vieille femme autoritaire, il raconte le cri de désespoir d’une mère dont le fils est emprisonné dans une geôle inconnue, et qui décide de se lancer dans un voyage vers le tombeau familial, afin de donner à son fils les funérailles qui lui reviennent de droit. Ces deux œuvres résonnent particulièrement avec l’histoire de Aziz Binebine, frère du romancier, un des seuls survivants de la prison souterraine de Tazmamart.