À la 27e édition du Salon International de l’édition et du Livre, une douzaine de parutions des éditions Elyzad sont exposées sur une petite étagère du Pavillon France, niché dans un chapiteau dédié aux ambassades et éditeurs. Co-organisé par le réseau des Instituts français du Maroc, le Pavillon France a accueilli cette année un ensemble d’éditions marocaines francophones.
C’est que pour les éditeurs indépendants, l’aménagement d’un stand dédié ne va pas de soi, tant les quelques milliers de dirhams nécessaires à son installation ne sont pas souvent à portée de main. Parmi ce florilège d’éditions, on retrouve celles du Sirocco, En Toutes Lettres, Nouiga ou encore Tarik. Mais c’est surtout la présence des éditions tunisiennes Elyzad dans ce panel qui détonne autant qu’elle réjouit, puisque ses parutions demeurent absentes des librairies du royaume, au grand dam de leur fondatrice.
Primées à de nombreuses reprises dans l’espace francophone, les éditions Elyzad incarnent aujourd’hui une exception dans le paysage littéraire maghrébin, devenant en 2021 la première maison d’édition maghrébine à remporter un Prix Goncourt. Récit d’une success-story méditerranéenne.
Littérature sans frontières
L’aventure commence en 2005. A l’époque, Elisabeth Daldoul dirige la librairie Clairefontaine à Tunis. Origines franco-palestiniennes, enfance à Dakar, fille de libraires… il faut croire que tout la prédestine au métissage culturel et littéraire qu’incarnent les éditions Elyzad.
Tout, sauf une expérience dans l’édition. “Je me suis lancée dans le vide”, sourit-elle. “Quand l’idée de fonder Elyzad commençait à germer dans ma tête, je me mettais devant ma bibliothèque, chez moi, et inspectais mes livres pour en observer les différentes parties : le dos, la page de garde, la quatrième de couverture, la tranche…”.
D’emblée, ses futurs confrères la mettent en garde : “Il faudra attendre au moins dix ans pour que ça prenne”. Munie de sa patience, Elisabeth Daldoul sait également qu’elle ne se lance pas dans ce projet pour faire de l’argent. En Tunisie, comme dans les pays voisins, le livre ne se vend pas. Sur douze millions d’habitants, les poignées de lecteurs existants ont pour genre de prédilection l’essai, pas le roman. Là encore, en faisant le choix de la fiction romanesque, qui plus est francophone, Elisabeth Daldoul est consciente de prendre un risque.
“D’emblée, je savais que je ne voulais pas publier que des auteurs tunisiens”, précise la fondatrice d’Elyzad. Si ceux-là prédominent dans le catalogue de la maison d’édition, avec des plumes comme celles de Yamen Manai, Azza Filali, Ali Bécheur et Tahar Bekri, Elyzad est fidèle à son identité méditerranéenne.
On y retrouve les Algériens Leïla Sebbar et Djilali Bencheikh, ou encore l’Egypto-Libanaise Yasmine Khlat, le Syrien Waël Kaddour… Avec en plus des incursions africaines en Mauritanie avec Mbarek Ould Beyrouk, ou au Togo avec Théo Ananissoh. “J’ai créé cette maison d’édition avec l’envie de partager ces littératures, qui ont souvent tendance à être compartimentées, isolées, et qui ont du mal à s’exporter au-delà des frontières de leur pays d’origine”, explique Daldoul quant à sa ligne éditoriale.
“L’éditeur a un rôle de passeur. Publier des auteurs de nationalités aussi différentes, c’est aussi aller au-delà des représentations figées”
“L’éditeur a un rôle de passeur. Publier des auteurs de nationalités aussi différentes, c’est aussi aller au-delà des représentations figées. Par exemple, on connaît la Palestine par le biais de médias, sous le prisme d’un conflit géopolitique. Mais connaît-on la fiction palestinienne, connaît-on l’imaginaire palestinien ?” poursuit-elle.
Occasionnellement, l’éditrice publie des auteurs français, comme Eva Dézulier avec Les Nuits Prodigieuses. “Parce que c’est un roman qui parle d’immigration”, explique l’éditrice. “La notion de frontière m’interpelle particulièrement, qu’elle soit entre deux pays européens ou entre l’Algérie et la Tunisie. L’histoire se passe en Europe, mais j’ai trouvé que la résonance était tellement forte avec le reste du catalogue qu’il m’a semblé juste de le publier”, poursuit-elle.
Et c’est précisément quand la géographie se substitue à l’universel que le voyage littéraire est intense : “Finalement, c’est l’humanité qui fait sens dans mon catalogue.Quel que soit l’imaginaire, nous vivons tous les mêmes émotions”.
Ramener le Sud au Nord
Très vite après le lancement d’Elyzad, Elisabeth Daldoul prend conscience de la nécessité de diffuser ses livres à l’étranger : “Je savais très bien qu’en me positionnant uniquement sur le marché tunisien, je n’y arriverais pas”.
“Je voulais montrer que ce qu’on appelle les pays du Sud ne sont pas seulement des réceptacles de ce que l’Occident a à offrir en termes de littérature et de culture”
Au fil des années, l’éditrice se constitue un réseau solide, qui lui permettra de diffuser ses livres dans les librairies françaises, suisses et belges. Au-delà de la dimension commerciale, elle voit également dans ce circuit de distribution une manière de brandir un message haut et fort : “Je voulais montrer que ce qu’on appelle les pays du Sud ne sont pas seulement des réceptacles de ce que l’Occident a à offrir en termes de littérature et de culture”, affirme-t-elle.
“Je voulais prouver qu’au XXIe siècle, nous sommes assez autonomes et compétents pour proposer des livres à lire. Et si une maison d’édition indépendante à elle seule ne peut pas changer la donne, elle peut faire partie d’une dynamique”. Au bout de dix-sept ans de travail acharné et d’éthique impeccable, c’est la remise du Goncourt du premier roman 2021 qui donnera à Elyzad une tout autre forme de visibilité au nord de la Méditerranée.
Le prix est décerné à la jeune Emilienne Malfatto, pour Que sur toi se lamente le tigre. Un petit roman de moins d’une centaine de pages, qui se déroule en Irak, où une protagoniste anonyme est victime d’un crime d’honneur. Le lecteur en est averti dès les premières pages, et assiste à la reconstitution d’une histoire d’amour où se mêlent guerre, attentats manqués et poésie, avant d’aboutir à une inéluctable mort annoncée.
“J’ai un faible pour les premiers romans. J’adore découvrir de nouveaux talents, tomber sur des manuscrits d’auteurs inconnus, et leur donner l’occasion d’être publiés pour la première fois”
Interrogée sur le couronnement du roman d’Emilienne Malfatto, faisant d’Elisabeth Daldoul la première éditrice maghrébine à se voir décerner un Goncourt, elle répond simplement : “J’ai un faible pour les premiers romans. J’adore découvrir de nouveaux talents, tomber sur des manuscrits d’auteurs inconnus, et leur donner l’occasion d’être publiés pour la première fois”.
Loin du coup de chance, les nombreuses récompenses décernées aux auteurs d’Elyzad sont le fruit d’un travail d’accompagnement fourni par la maison d’édition, qui voit – à juste titre – en la consécration littéraire un moyen de promotion de ses parutions et écrivains.
“Quand on est une petite maison d’édition comme nous, on n’a pas trente-six solutions pour être visible, d’autant plus que je ne bénéficie pas d’un appui médiatique particulier. Il y a certes un travail sur les réseaux sociaux pour aider à la promotion d’un livre, mais j’ai toujours pensé que la reconnaissance venait principalement des prix littéraires”. En plus de la reconnaissance attribuée à l’auteur, la consécration littéraire permet également de rallonger la durée de vie du livre, qui a tendance à se raccourcir ces dernières années.
Maghreb (mal) uni
Côté marocain, on retrouve dans le catalogue d’Elyzad deux signatures : une traduction de Bye Bye Gillo, pièce de théâtre de Taha Adnan, et La Houlette, premier roman de Kamil Hatimi. Paru en 2015, ce roman raconte les péripéties d’un journaliste casablancais, mais connaît un très faible écho au Maroc.
Elisabeth Daldoul y voit une explication très simple. “Dans l’espace maghrébin, nos livres ne circulent pas. On reçoit des livres de l’étranger, mais on ne connaît pas nos productions respectives”, se désole-t-elle. Derrière ce blocage, l’éditrice évoque un circuit de diffusion rocailleux, semé d’embûches juridiques et douanières.
“Je pense que c’est une volonté politique, puisque c’est sur un plan douanier et bancaire que la circulation du livre est entravée. Aucun de nos pays ne cherche à remédier à cette situation”
“Je pense que c’est une volonté politique, puisque c’est sur un plan douanier et bancaire que la circulation du livre est entravée. Aucun de nos pays ne cherche à remédier à cette situation”, défend-elle, tout en assurant que les éditeurs indépendants de la région sont, pour leur part, très soudés.
“C’est un peu l’œuf et la poule. Tant que nos livres ne seront pas là, ils ne seront pas demandés. Et tant qu’ils ne sont pas demandés, leur exportation et diffusion sur le marché maghrébin sera coûteuse et difficile pour l’éditeur”. Une bonne nouvelle, tout de même : dorénavant, les parutions d’Elyzad seront disponibles à la librairie Kalila Wa Dimna, à Rabat, nous informe Elisabeth Daldoul.
Si le succès d’Elyzad ne cesse de grandir, la fondatrice de la maison d’édition n’ambitionne pas pour autant de se transformer en grand groupe éditorial. C’est qu’Elisabeth Daldoul tient à la taille humaine de la structure qu’elle a développée, qui compte à ce jour deux éditrices, dont elle-même. Moyennant huit parutions par an, elle voit dans cette organisation un moyen de rester proche des auteurs et textes qu’elle publie.
Consciente qu’un travail de longue haleine continue d’attendre les éditeurs maghrébins afin de parvenir à la mise en place d’un marché commun, où les productions littéraires de chaque pays circuleraient fluidement, l’éditrice est loin d’être découragée. “Depuis la création d’Elyzad, je me suis toujours dit : ‘Si ça ne marche pas, je ne pourrais pas regretter de ne pas l’avoir fait’. Aujourd’hui, ça fait dix-sept ans, et je suis toujours là”, conclut-elle, sourire aux lèvres.
Tyamen Manai, Tunisie
Le bruit court que Bel abîme, quatrième roman de Yamen Manai aux éditions Elyzad, aurait été écrit en seulement une semaine. Il en ressort une fougue et une intensité palpables dans le récit, celui d’un adolescent et de son éveil à la brutalité du monde qui l’entoure.
Avec Bel abîme, l’auteur brosse le portrait poignant de ceux qui refusent de s’accommoder des injustices, et devient lauréat de la 4e édition du Prix Orange du Livre en Afrique.
Karim Kattan, Palestine
Natif de Jérusalem, ce jeune romancier de tout juste 32 ans a remporté, avec Le palais des deux collines, le Prix des Cinq Continents de la Francophonie 2022.
Dans ce premier roman, doux et sévère à la fois, il raconte le retour en Palestine de Faysal, protagoniste installé en Europe, suite au décès d’une tante qu’il a vaguement connue. Celui-ci se trouve alors confronté aux fantômes de son enfance, dans un contexte qui fait ressurgir la mémoire et les engagements politiques de son pays.
Yasmine Khlat, Égypte/Liban
Après trois romans publiés aux éditions du Seuil en France, l’écrivaine égypto-libanaise Yasmine Khlat atterrit aux éditions Elyzad pour signer le somptueux Égypte 51.
Un récit épistolaire construit en trois temps, où la vie d’un jeune couple ne peut que se dérouler au rythme des turbulences géopolitiques que connaît l’Égypte des années 1950, puis le Liban des années 1980. Toujours chez Elyzad, Yasmine Khlat publie par la suite Cet Amour en 2020, puis La Dame d’Alexandrie en 2022.
Beyrouk, Mauritanie
D’abord journaliste, c’est bien après avoir fondé le premier journal indépendant de Mauritanie que Mbarek Ould Beyrouk publie chez Elyzad Le Griot de l’émir en 2013, puis Le tambour des larmes en 2015. Celui-ci lui vaudra le prix Ahmadou Kourouma, décerné au Salon du Livre de Genève, ainsi qu’une place dans la shortlist du Prix de la littérature arabe.
Imprégnée de la beauté des paysages désertiques, la littérature de Beyrouk donne à voir une majestueuse plume poétique, confirmée dans son dernier roman, Le silence des horizons (2021).