Les séjours au Maroc d’Eugène Ebodé se font de plus en plus fréquents.
Accompagné de l’éditrice et universitaire Rabiaa Mahrouch, l’écrivain camerounais sillonne les grandes villes du royaume, entre colloques et rencontres littéraires, réunions de travail à l’Académie du Royaume et passages réguliers aux éditions La Croisée des Chemins.
Sa maison d’édition à lui n’est autre que Gallimard, où il a publié une dizaine de romans tels que La rose dans le bus jaune, et plus récemment, Brûlant était le regard de Picasso. Après l’inauguration à Rabat, le 16 mai dernier, de la Chaire des Lettres africaines dont il est l’administrateur, il est déjà de retour dans la capitale, à l’occasion de la 27e édition du Salon International de l’édition et du Livre.
Si Eugène Ebodé n’en est pas à son premier SIEL, celui-ci a pour lui un goût particulier, à cause du choix du continent africain comme invité d’honneur du Salon. “Je ne dirais pas que ce choix est une consécration, parce que notre travail n’est pas fini, mais c’est un encouragement profond”, confie-t-il.
Celui qui rêve d’une littérature africaine unie et reconnue à son juste titre, dont le poids serait comparable aux littératures française et anglo-saxonne, est aussi un admirateur de la politique de diplomatie culturelle menée par le royaume.
Entre deux digressions, il nous confie les projets d’Abdeljalil Lahjomri, secrétaire de l’Académie du royaume, qu’il qualifie de “guide spirituel”. “Ici au SIEL, nous sommes en présence d’un modèle culturel qu’il faudra prendre en considération pour tous les projets à venir”, poursuit-il, en déviant subtilement la question de la délocalisation du Salon.
Par ailleurs, la présence à Rabat d’Eugène Ebodé est aussi l’occasion d’assurer la présentation du dernier ouvrage collectif qu’il a coordonné aux éditions La Croisée des Chemins, Rabat – Capitale Culturelle de l’Afrique et du monde islamique, ce vendredi 10 juin. Préfacé par le ministre de la Culture Mehdi Bensaid, le livre regroupe les contributions d’un ensemble de chercheurs et écrivains venus des quatre coins d’Afrique.
Depuis près d’un an, vous êtes sur tous les fronts de l’édition marocaine et de ses passerelles vers la littérature et l’édition africaine. D’où vous vient cet attachement pour le Maroc ?
C’est d’abord un attachement envers la littérature marocaine, que j’ai beaucoup chroniquée, et qui remonte à près de 40 ans. Les romans de Driss Chraïbi et la poésie de Mohammed Khaïr-Eddine m’ont ouvert la porte de cette littérature, il y a des dizaines d’années de cela.
Ce sont deux formidables écrivains, dont les textes renferment une idée assez forte de fraternisation des esprits, puisqu’ils portent, chacun à leur manière, une forme d’abolition des frontières.
Dans mon prochain roman, Habiller le ciel, qui sera publié chez Gallimard en octobre prochain, je raconte comment j’ai découvert et lu Mohammed Khaïr-Eddine. Il y a aussi Mohamed Leftah, que j’ai énormément lu, et sur lequel j’ai travaillé en tant qu’universitaire. Je me trouvais d’ailleurs au colloque qui lui a été consacré à l’Académie du royaume il y a quelques mois.
Cette abolition des frontières que vous semblez percevoir dans la littérature est aussi celle pour laquelle vous œuvrez : une union de la littérature africaine, tous pays confondus. Qu’est-ce que l’Afrique a à gagner de cette coalition ?
Elle a à gagner d’élargir son horizon mental. On a constamment l’impression que cet immense continent est enfermé, isolé, enclavé. Enfermé dans des idéologies, des biais cognitifs, dans le regard des autres, dans sa capacité propre à s’identifier comme un continent.
Les pays que l’on connaît aujourd’hui étaient, il n’y a pas si longtemps, des nations puissantes et éminentes, des entités beaucoup plus grandes. Cette confluence de cultures et de littératures peut permettre à notre continent de percevoir, sous un autre prisme, la grandeur de sa dimension africaine en se détachant de la fragmentation dont l’Afrique a fait l’objet pendant beaucoup trop longtemps.
C’est aussi, finalement, une forme d’épanouissement qui peut mener, entre autres, à une meilleure connaissance non pas seulement de notre culture, mais aussi de notre histoire, ainsi que de nos différentes identités.
Cette démarche de confluence du livre africain implique-t-elle une volonté d’outrepasser la catégorisation que l’on peut faire entre littérature africaine et littérature maghrébine ?
Les épithètes sont intéressantes pour les commerciaux, mais dans cette démarche, nous sommes dans ce qui transcende de telles notions. Quant aux universitaires et académiciens, s’ils emploient cette catégorisation, je pense qu’il est important qu’ils fassent également en sorte qu’elle n’enferme pas les esprits et n’empêche pas le dialogue et la convergence de ces littératures.
Mettre à bas les barrières, c’est aussi permettre l’avènement d’un vent nouveau sur nos littératures : de nouvelles plumes, de nouveaux courants et de nouveaux imaginaires collectifs.
Il faut garder en tête que ces différents cercles culturels, ces fragmentations tantôt dites maghrébines, tantôt dites subsahariennes, sont aussi le fruit d’une histoire, d’une géopolitique, et de mouvements révolus qui ont eu lieu au sein du continent. Mais l’histoire n’est pas terminée, et nous devons reprendre la main sur les événements.
La création de la Chaire des lettres et des arts africains de l’Académie du royaume vient concrétiser cette vision. En novembre 2021, vous inauguriez également la collection Sembura, aux éditions La Croisée des Chemins, ouverte à tous les manuscrits venus d’Afrique. Y a-t-il une corrélation entre ces deux projets ?
On peut dire que le projet de la Chaire a en quelque sorte été concomitant à la création de la collection Sembura. Sans mauvais jeu de mots, Sembura se trouve à la croisée des chemins entre cette vision d’une littérature africaine unie, et le projet de la Chaire de l’Académie du royaume.
Ces deux projets se situent également dans la continuité de la vision du Roi Mohammed VI, qui considère que l’Afrique est beaucoup plus puissante lorsqu’elle unit ses forces que lorsqu’elle les divise. C’est un constat simple et clair, qui appuie l’idée que c’est par la culture que nous ferons de cette dimension continentale une force.
Quant à la Chaire, elle vise à réunir le patrimoine littéraire africain, afin de pouvoir l’enseigner et diffuser les éléments qui le singularisent.
Cette Chaire, ainsi que la collection Sembura, témoignent d’une volonté de faire du Maroc un hub littéraire et éditorial à l’échelle du continent. C’est une belle ambition, mais comment la concrétiser alors que le marché de l’édition marocain souffre de failles profondes ?
C’est toujours une double opération à mener : miser sur ses forces et corriger ses faiblesses. Je ne pense pas que les failles du marché de l’édition marocain doivent constituer un obstacle. Certes, les problèmes de la diffusion du livre et de la professionnalisation des acteurs du marché sont réels, mais on peut y réfléchir ensemble.
La diffusion du livre, par exemple, ne se limite pas seulement au travail de l’éditeur et du libraire. Il nous faut inventer nos propres moyens de transmission de l’objet livre, dans un continent où la littérature a pendant longtemps été orale. On ne peut pas se contenter de copier les circuits de diffusion qui existent en Occident, et s’attendre à ce qu’ils nous réussissent de la même manière.
Le Maroc sait qu’il peut être leader en matière de plateformes de consécration de la vie littéraire, telles que l’Académie du royaume les imagine, tout en dépassant les fragmentations linguistiques qui nous ont longtemps divisés.
Cette vision est également le fruit d’une ambition politique. Quel regard portez-vous sur tout le travail de diplomatie culturelle mené par le Maroc ?
Oui, tout à fait, c’est ce qu’on appelle le “soft power”. C’est une notion purement américaine, pour laquelle nous devrions également trouver nos propres terminologies. Dans la diplomatie, il y a toujours une idée de négociation, de discussion et d’échange avec l’autre. Souvent, l’altérité a été perçue comme adversaire.
Plutôt que “soft power”, j’aime parler de “palabre utile”. Ici, l’un des piliers de cette diplomatie culturelle est aussi la refonte de certaines structures mentales, mais aussi par la concrétisation et l’aboutissement de projets dont notre continent a besoin.
Par exemple, le secrétaire perpétuel de l’Académie du royaume, Abdeljalil Lahjomri, a en tête la création d’une école de l’écriture africaine. D’ailleurs, je pense que les singularités de cette écriture seront très palpables, à la fois dans la programmation des activités de la Chaire et des opportunités académiques qui en découleront.
En parlant de dénominations à trouver, n’y a-t-il pas également un problème dans le fait de regrouper les singularités littéraires et culturelles de 54 pays sous l’expression “littérature africaine” ? On parle rarement de “littérature européenne” ou de “littérature asiatique”…
Unité ne signifie pas unitarisme. Je ne pense pas que ce soit un problème, car nous avons besoin d’une réalité continentale avant de pouvoir assister à l’émergence d’Etats-nations. Il y a un esprit européen dans les lettres occidentales.
Par la suite, le poids des nations fait que des identités remarquables se détachent progressivement de la dimension continentale, qui a, elle, d’abord été un facteur d’union et d’émergence. Si nous voulons sublimer l’Afrique dans sa continentalité, nous ne pouvons pas passer par des Etats.
Nous n’allons pas fuir nos différences, mais nous allons aussi placer notre curseur sur ce qui nous rassemble. La notion même de division au sein de l’Afrique est un héritage sur lequel nous devons poser notre voix et notre regard. C’est un constat historique que nous devons prendre comme tel, mais que nos générations sont appelées à modifier afin de parvenir à nous définir autrement.
Et de parvenir à une littérature autonome, indépendante d’un besoin de reconnaissance venu de l’Occident…
Tout à fait. Une littérature qui trouvera ses lecteurs, ses critiques, ses échecs et ses succès au sein de son propre continent. La Chaire œuvrera dans ce sens : elle se compose d’universitaires qui assureront un travail de critique académique, mais aussi de rencontres littéraires qui permettront la favorisation d’une forme de dynamique culturelle.
Nous n’interdirons jamais à aucun continent de nous critiquer ou de nous lire, mais il ne faut pas que le lecteur occidental se transforme en prescripteur de ce que nous devons écrire. Nous ferons de sorte à ce que nos critiques et lectures soient égales à celles de l’ailleurs. L’ailleurs n’est pas mauvais ou méchant, mais il peut être biaisé et imprécis.