Il y a eu l’époque 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen s’était qualifié au second tour de l’élection présidentielle française, suscitant le réflexe presque pavlovien pour la majorité des électeurs de gauche d’aller voter pour Jacques Chirac. Un “front républicain” pour faire barrage à l’extrême droite qui, après le remake de la finale de 2017 ce dimanche 24 avril entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, n’est plus aussi naturel.
Les résultats s’annoncent serrés, tant le vote blanc, nul ou l’abstention pourraient tourner à l’avantage de la candidate du Rassemblement national. Au Maroc plus qu’ailleurs, on s’inquiète : “En tenant le discours que l’élection est déjà faite, il y a un risque de démobilisation et que nous nous retrouvions dimanche avec une surprise que l’on ne veut pas avoir”, commente Mouhcine Benlhassen, coordinateur d’En marche Maroc, interrogé par TelQuel.
Récupérer le vote Mélenchon
Alors dans les camps de La République en marche (LREM), on s’active pour que le président sortant grappille le maximum de voix là où le terrain est le plus favorable. Et à Paris, on a bien compris que les Français de l’étranger sont une réserve de voix à ne pas négliger. Au premier tour, Emmanuel Macron est arrivé en tête avec près de 46 % des suffrages issus de cette communauté.
Au Maroc, comme partout au Maghreb, c’est Jean-Luc Mélenchon qui avait pris le meilleur sur le locataire de l’Élysée au premier tour (40,24 % contre 37,88 %). Le candidat de La France insoumise avait su capitaliser sur un vote musulman (près de 7 électeurs musulmans sur 10), sur des propositions à destination du Maghreb appréciées (blocage des prix des céréales notamment), ainsi que sur ses origines tangéroises. Des sections locales ont également servi un travail de terrain.
Mais si Jean-Luc Mélenchon a répété être contre le vote Le Pen, il n’a pas voulu diviser son électorat en appelant à voter Emmanuel Macron. Il souhaite conserver une base la plus large possible pour les élections législatives, lui qui a récemment lancé aux Français de l’“élire Premier ministre”. Or, récupérer le vote insoumis pour le candidat LREM sera primordial, ce dimanche 24 avril. Les macronistes misent ainsi sur l’argument du barrage.
Un faux délégué de la France insoumise appelle au front commun
L’appel au front républicain a donc été lancé partout chez LREM, mais a eu un impact particulier chez les Français de l’étranger. Au Maroc, les macronistes se sont d’abord félicités d’avoir réussi à construire ce front.
Mardi 19 avril, les trois partis politiques français présents au Maroc ont fait une déclaration commune dans ce sens, à l’issue d’un pot organisé par En marche. Aux côtés de LREM, la France insoumise représentée par Thami Lahmidi est ainsi allée plus loin que le discours de son chef de file national — “pas une voix à Mme Le Pen” —, en se prononçant aussi pour “un front commun pour combattre l’extrême-droite”.
À droite, Anas Bakrim, délégué Les Républicains (LR), a également confirmé la ligne claire depuis les résultats. Il faut “faire barrage aux idées d’extrême droite qui remettent en cause les principes fondateurs de la nation française”, affirmait dès l’issue du premier tour à TelQuel Abdellatif Houila, secrétaire général de LR au Maroc.
Faisant dire à Mouhcine Benlhassen, coordinateur d’En marche Maroc, que le front est bien là : “J’ai été très heureux, car dès les premiers coups de fil, toutes les forces politiques présentes ont marqué leur accord. Nous nous retrouvons sur des valeurs communes : la liberté, l’égalité et la fraternité qui est le triptyque de la démocratie en France.”
Jaoued Boussakouran, un des fondateurs du mouvement En marche au Maroc et ex-coordinateur, l’explique par les spécificités de la communauté : “Le clivage est moins marqué chez les Français de l’étranger, on casse les barrières un peu plus facilement.”
Problème : s’il n’y a pas de souci chez les Républicains, Thami Lahmidi n’est quant à lui pas le délégué LFI au Maroc, mais un militant de Rabat, délégué aux bureaux de vote de la capitale pour les élections. Christophe Courtin, chef de file de la France insoumise pour la 9e circonscription des Français de l’étranger, a ainsi démenti les propos de l’intéressé qui ne représentent pas la position officielle. Contacté, M. Lahmidi plaide que ses propos ont été tronqués par le média qui les a rapportés, le360.
Il n’existe en réalité pas de référent officiel des insoumis au Maroc. Le journaliste Seddik Khalfi déclare cependant avoir été désigné par les instances il y a peu. Et il tient un discoursdifférent des déclarations de Thami Lahmidi : “On ne va pas donner à Macron un blanc-seing pour qu’après il revendique d’avoir fait 75 %. Il a détruit la république sociale, il s’en est pris à tout le monde. Notre discours c’est le même qu’au niveau national : pas une voix à Madame Le Pen”, insiste-t-il. Sans la France Insoumise, un front républicain donc finalement réduit… aux Républicains.
“Une mobilisation totale” contre l’abstention
Au-delà des positionnements des partis toutefois, LREM souhaite en réalité convaincre directement les votants du Maroc majoritairement musulmans et binationaux : “Lisez bien le programme de Mme Le Pen, regardez ce qu’il y a écrit. Si l’extrême droite passe dimanche, nous serons des Français de seconde zone. C’est le message que l’on veut faire passer”, détaille Mouhcine Benlhassen.
“Si l’extrême droite passe dimanche, nous serons des Français de seconde zone. C’est le message que l’on veut faire passer”
Dans ces dernières heures de campagne, il s’agit ainsi d’une “mobilisation totale”, renchérit ce dernier. Les différents comités locaux totalisant près de 800 adhérents (officiellement inscrits sur la plateforme) se mobilisent dans toutes les grandes villes marocaines avec un seul mot d’ordre : la lutte contre l’abstention. Au 1er tour, seulement 44 % des électeurs s’étaient déplacés. “On espère retrouver le taux de participation de 2017 au minimum, poursuit le coordinateur. Le vote est un droit qu’il faut exercer. Tant que le bulletin n’est pas dans l’urne, on ne peut pas dire que les choses sont pliées”, selon Benlhassen.
Mais de l’aveu de Jaoued Boussakouran, la mobilisation est plus difficile que cinq ans plus tôt : “il y’avait un mouvement plus dynamique, car c’était un candidat qui était nouveau. Alors que désormais, c’est un bilan donc c’est plutôt différent.” Et parmi ce bilan, Emmanuel Macron ne se défait pas d’une épine dans le pied qui lui a coûté des points au 1er tour au Maroc : la réduction de moitié le nombre de visas octroyés aux ressortissants des pays du Maghreb, qui a directement impacté les Marocains. Une politique qu’il annoncé poursuivre s’il est réélu, lors du débat télévisé face à Mme Le Pen, mercredi 20 avril.
Malgré tout, le candidat a réalisé un meilleur score qu’en 2017. “Le président a encore beaucoup de succès”, veut nuancer Jaoued Boussakouran. Mais alors que du côté macroniste, on analyse le résultat de Mélenchon grâce au vote utile, Emmanuel Macron pourrait également en avoir bénéficié au Maroc, notamment au regard de l’effondrement de la droite. Valérie Pécresse ne récolte que 3,53 % en 2022 alors que François Fillon était arrivé deuxième ici en 2017 (27 % des votes).
Quoi qu’il en coûte
Le président français a en tout cas séduit par sa position légitimiste, et a bénéficié dès le 1er tour au Maroc d’un vote barrage, selon les avis récoltés dans les files d’attente pour voter à Casablanca, dimanche 10 avril. “On n’a pas envie que ça bascule vers le côté obscur !”, confiaient ainsi à TelQuel deux retraitées installées à Casablanca depuis plusieurs années. À la question de la considération par les candidats des Français de l’étranger, les intéressées répondent par la négative, “on ne parle pas de nous, comme toujours”, regrette l’une d’elles.
“Le quoi qu’il en coûte a bénéficié aussi aux Français de l’étranger”
Hormis une lettre et une vidéo, Emmanuel Macron n’a pas donné l’impression de s’adresser beaucoup aux Français de l’étranger, à l’instar de la majorité des candidats. L’antenne LREM marocaine s’en défend : “Le quoi qu’il en coûte a bénéficié aussi aux Français de l’étranger, il y avait des aides octroyées aux entreprises individuelles de Français au Maroc à travers un dossier à déposer au consulat. Aussi, 100 millions d’euros d’aides supplémentaires au total ont été versés à l’AEFE pour distribuer des bourses. Pendant la crise, il y a eu vraiment une présence”, argumente Benlhassen.
Les soutiens du président-candidat relèvent aussi en chœur une nouvelle proposition dans le programme : la résidence de repli. L’idée est de proposer aux Français de l’étranger de conserver une résidence en France qui leur permettrait d’accéder à de nombreuses dispositions, dont certaines fiscales.
Battre l’extrême droite, oui mais de combien ?
Ceci étant dit, le détail du programme n’est plus le centre de la discussion à l’heure actuelle : “Le 1er tour, c’était défendre un candidat, là où on est davantage sur du projet contre projet pour le 2e tour”, concède Jaoued Boussakouran. Au Maroc, chacun était conscient que le face-à-face avec Le Pen donnerait l’avantage à Emmanuel Macron. Mais au-delà de maximiser les voix Macron pour assurer la victoire nationale, l’enjeu local reste de savoir combien l’extrême droite fera dimanche.
Car le premier tour a montré une nette progression par rapport à 2017. C’est d’ailleurs Éric Zemmour qui a devancé Marine Le Pen ici : 6,67 % pour le candidat de Reconquête ! contre 4,53 % pour le Rassemblement national. À Marrakech, on dépasse les 20 % des voix pour l’extrême droite (en y intégrant Dupont-Aignan), à Agadir c’est plus du quart des suffrages exprimés !
“Macron a sélectionné l’extrême droite pour être son adversaire. Qui sème le vent récolte la tempête !”
“C’est inquiétant, personnellement je ne comprends pas cet électorat, confie Mouhcine Benlhassen. Je pense que ce sont des gens qui sont venus s’expatrier au Maroc avec l’habitude électorale de voter pour l’extrême droite en France. Je ne pense pas que ces gens ont changé de bord politique en vivant dans un pays musulman”, soutient le référent En marche.
Seddik Khalfi y voit quant lui surtout un vote logique et contestataire : “Macron a sélectionné l’extrême droite pour être son adversaire. Qui sème le vent récolte la tempête ! Il a tellement cultivé la colère que les gens sont dans un vote de contestation, au-delà des questions de xénophobie. La preuve, Le Pen fait des bons scores dans les DROM-COM.”
Il semble toutefois que cela coïncide avec la population nombreuse de retraités français à Agadir et Marrakech. Pour les macronistes, identifier cet électorat reste difficile, concède-t-on, tant il ne se dévoile pas, a fortiori au Maroc. La stratégie s’adonne donc “à montrer aux électeurs que les idées du RN sont mortifères”, détaille Benlhassen. Pour convaincre, en cette période de jeûne, le porte-à-porte a été substitué par l’activité sur les réseaux sociaux. Les actions concrètes se tiennent autour de réunions publiques, à l’instar du “ftour républicain” organisé ce vendredi 22 avril à Rabat, toujours dans cet objectif de front.
Le troisième tour : les législatives
Le député M’jid El Guerrab sera bien sûr là. Car la campagne pour le président sortant permet aussi de préparer le terrain pour les législatives qui arrivent à grands pas, dimanche 12 juin 2022. Chez En marche, le sujet reste encore tabou : “L’objectif c’est le 24 avril. Marine Le Pen doit être battue avec le plus petit score. Chaque chose en son temps”, évacue le coordinateur du Maroc.
Selon nos informations, il y aurait tout de même bien un accord passé pour la reconduction de M’jid El Guerrab, en attente ensuite de la décision de la Commission nationale d’investiture, prévue post-présidentielle. Ainsi que celle du tribunal correctionnel le 12 mai, la procureure ayant réclamé au procès du 7 avril, trois ans de prison, dont un ferme, et trois ans d’inéligibilité après l’accusation d’agression d’El Guerrab sur Boris Faure en 2017.
Le score d’Emmanuel Macron au Maghreb et en Afrique de l’Ouest sera en tout cas surveillé de près, fournissant un premier indicateur sur les chances de conserver cette 9e circonscription des Français de l’étranger, qui sera définitivement bataillée. « On ne joue pas la finale avant la demi-finale » insiste M. Benhalssen. Les législatives seraient-elles alors la finale ? Pour l’instant, nous ne sommes rendus qu’au barrage…