“Monsieur N.” : un balcon sur la folie

Le cinquième roman de Najwa M. Barakat est un récit virtuose sur le chaos 
intérieur et extérieur.

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Comment rester d’aplomb dans un pays pareil qui n’obéit à aucune coutume ni à aucune loi ?

Dans le pays de Monsieur N., qui a vécu une guerre civile, connaît sans cesse des coupures de courant et est au bord de la faillite, on sort beaucoup par la fenêtre (pas toujours de son plein gré), les hôtels ressemblent à des cliniques psychiatriques (ou l’inverse) et la folie est la seule règle.

Monsieur N. a été un écrivain célèbre, auteurs de romans peuplés d’assassins dont l’un, Loqmane, le hante particulièrement. Interné sur ordre de son frère aîné, il recrache en cachette ses comprimés qui lui brouillent le cerveau et, malgré l’angoisse qu’il a d’une parole ayant “perdu sa consistance”, se remet à écrire. “J’ai écrit un nom, il s’est levé de la feuille et est devenu un homme, avec une tête et deux jambes.”

Un monde sens dessus dessous

Najwa M. Barakat nous entraîne dans un récit vertigineux, un labyrinthe de miroirs où on ne sait jamais si l’on est en train de déambuler dans Beyrouth ou dans la tête de Monsieur N.

Najwa M. Barakat est journaliste et autrice de six romans dont Ya Salam! et La langue du secret.

Celui-ci a une prédilection pour les bas-fonds, où il va provoquer les chefs de la mafia – les anciens chefs de guerre reconvertis en maquereaux pour bonnes philippines ou népalaises fuyant des maîtresses violentes –, pour se faire tabasser.

Les souvenirs d’enfance se mêlent aux personnages des thrillers. Tous les personnages sont douloureux. Sorayya, la mère mal aimante, regrettait d’avoir mis au monde un deuxième garçon et considérait le français comme “une langue aristocratique” et l’anglais comme “la langue de la pègre”.

Le père, traumatisé par un massacre d’enfants, a quitté la vie par le balcon. La tendre Marie le calmait de ses cauchemars. Mais il y a aussi l’inquiétant Daoud, qui ressemble beaucoup à Loqmane, et aide doucement al Dante à “se suspendre à un arbre”, à moins que ne ce soit Majid, et Maryam, la voisine de chambre qui souffrait d’une dépression.

Il y a la tendre Shaïga, sa “revanche” sur tous. Et surtout, il y a Loqmane, à la fois mauvais génie et obsession, Loqmane le triple, chef de guerre, héros de roman et patron d’une boutique d’Internet, Loqmane. C’est “le propre de la littérature que d’avoir un pied dans la réalité, l’autre dans la fiction, d’avancer sur un mince fil tendu entre les frontières du conscient et de l’inconscient, de l’inémotivité et de la perception”.

Mais pour Monsieur N., la réalité dépasse la fiction… “Ce que nous racontons sont les fantômes qui nous habitent secrètement, nos doubles cachés dans les armoires de notre âme, nos compagnons dans la peine et la désillusion de cette vie.” Najwa M. Barakat signe un livre magistral et bouleversant, à la fois thriller psychologique et tableau assez réaliste d’une société en déliquescence.

Dans le texte. Manifestation

“Je pensais en moi-même : tu prétends que Loqmane n’existe pas et n’est que pure apparition alors que je ressens sa présence et l’entends bouger même si je ne le vois pas. Ne pas voir une chose est-il la preuve que cette chose n’existe pas? Que dire alors de celui…

Et puis j’ai fini par le voir, un soir. J’étais debout à la fenêtre en train de regarder le mouvement de la rue, un mouvement monotone qui ne retenait en rien mon attention, quand je l’ai vu, en bas, affalé contre le poteau électrique, sous un halo de lumière, la tête levée vers moi…

Quel signe attendait-il, comment pouvais-je le savoir et, quand bien même je l’aurais su, le lui aurais-je envoyé ? Les battements de mon cœur s’accéléraient et je me suis mis à suer par tous les pores de ma peau.

Tétanisé, paralysé par la peur, je restais cloué sur place, les yeux rivés sur lui, incapable de faire un mouvement. Alors, pendant qu’il me regardait de loin, il m’a souri doucement avant de sortir de sous son bras un petit livre et de l’agiter en l’air. Ça par exemple ! c’était son roman, je veux dire, mon roman dont il était le héros…”