Jusqu’à son dernier souffle, le combat de Gisèle Halimi aura été celui de la cause des femmes. Disparue en juillet 2020 à l’âge de 93 ans, l’avocate franco-tunisienne a laissé derrière elle une vie placée sous le signe de la lutte.
Si elle est d’abord célébrée en France pour son engagement féministe — la légalisation de l’avortement, le succès du procès de Bobigny en 1972, ou encore la reconnaissance du viol comme crime —, Gisèle Halimi a également été une militante de la première heure pour l’indépendance et la liberté des peuples.
Ses plaidoiries contre la condamnation à mort et la défense des accusés issus du FLN, à titre d’exemple, sont impitoyables. Influente, proche de François Mitterrand, du couple Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, l’avocate a aussi tissé des relations solides de l’autre côté de la Méditerranée.
Entre deux audiences pendant la Guerre d’Algérie, elle voyage sans arrêt entre Tunis, Alger et Rabat, où elle rencontre les plus grandes figures maghrébines de la lutte anticoloniale. De son vivant, elle publie près d’une quinzaine d’ouvrages où elle retrace tantôt son enfance à La Goulette en Tunisie, sa carrière d’avocate, sa conception du droit et de la justice, tantôt les différentes causes qu’elle a défendues.
Dispersés entre les pages et racontés sous un prisme anecdotique, on retrouve dans ses livres des traces de ses passages au Maroc, ainsi que des rencontres qu’elle y a faites. Celles-ci figurent plus particulièrement dans Le lait de l’oranger, son autobiographie la plus complète, parue aux éditions Gallimard en 1988. Compilés et mis bout à bout, ces passages nous offrent une vue d’ensemble de la relation que Gisèle Halimi a entretenue avec la gauche marocaine.
À Rome avec Sa Majesté
Février 1957. L’avocate se rend à Rome pour rencontrer Mohammed V afin de l’informer des projets de Messali Hadj, illustre résistant algérien et figure de la lutte pour l’indépendance. “On ne peut pas avoir fait la Révolution française et exiger que nous restions sourds et aveugles à son message”, confiait le résistant à l’avocate.
L’audience entre Me Halimi et le roi du Maroc est fixée au 4 février. Prétextant une croisière et un voyage touristique, Mohammed V quitte Casablanca à la mi-janvier pour Cannes, avec pour objectif de “développer les liens des pays méditerranéens avec le sien”.
À cette époque, l’avocate est plus que jamais engagée pour l’indépendance de l’Algérie, et enchaîne les procès liés à la guerre de libération. A Rome, elle est accueillie par Taïbi Benhima, ambassadeur du Maroc, qui l’installe dans une chambre voisine à celle du monarque dans un hôtel du nom d’Excelsior.
“Il me donne quelques indications protocolaires, je n’avais jamais rencontré de Sultan, sauf dans mes lectures. Une sorte de révérence, expressions équivalentes à ‘Sa Majesté toute-puissante’, etc., et me voilà en face de Mohammed V”, peut-on lire dans Le lait de l’oranger.
Face à elle, un sultan curieux et empathique : “Le Roi m’écoute, bienveillant, généreux. Il insiste sur sa solidarité avec la lutte algérienne. Mais ses moyens, limités, l’obligent à la prudence. Il croit en la nécessité d’une paix rapide. Il promet cependant son aide”. Me Halimi a besoin de plus.
Habituée à fréquenter des chefs d’État et à imposer ses idées devant eux, elle se permet d’insister : “Je me risque alors à lui démontrer l’importance d’une tentative de médiation de sa part. Ce conflit risque de dégénérer, il faut y mettre fin. Il hoche la tête d’une manière ambiguë, sans un mot”. C’est ainsi que l’audience s’achève. L’ambassadeur, qui a assisté à l’entrevue, conclut par un “il va voir”. Le reste de la journée, Gisèle Halimi et Taïbi Benhima le passent à visiter Rome.
Quelques semaines avant cette rencontre, Gisèle Halimi est à Carthage, au palais présidentiel tunisien, pour des raisons similaires : solliciter l’implication de Habib Bourguiba dans la résolution du conflit algérien. Le temps est chaud en cette fin de journée, et le président tunisien invite l’avocate à poursuivre la discussion dans l’eau de la Méditerranée.
Très vite, il se lasse de la plaidoirie que lui déroule l’avocate : “Ça suffit l’Algérie !… Après tout, vous êtes tunisienne, non ?”, gronde Bourguiba. Après le dîner, le président salue amicalement l’avocate qui s’apprête à prendre congé : “Revenez nager… et oubliez un peu les Algériens”.
Les chocolats de Bouabid
Mai 1958. Gisèle Halimi quitte Rabat pour Alger. Là encore, elle y rencontrait Mohammed V et quelques amis. Avant son départ, Abderrahim Bouabid, alors ministre de l’Économie, lui offre une immense boîte de chocolats pour ses deux fils, Serge et Jean-Yves. “Les proportions de l’engin (la boîte de chocolats, ndlr) étaient telles qu’il ne put trouver place dans ma valise”, écrit l’avocate.
Quelques heures après son arrivée à Alger, Gisèle Halimi est arrêtée par des membres de l’OAS, opposée à l’indépendance algérienne : “Je portais (la boîte de chocolats) sous le bras au moment de mon arrestation. Dans leur fouille, les paras éventrèrent, un à un, les chocolats. Par superstition, je conservai la boîte vide tout au long de l’aventure”.
Près de vingt ans plus tard, Gisèle Halimi tient à être présente au procès de Abderrahim Bouabid à Rabat, en 1981. A Nairobi, lors d’un sommet de l’Organisation de l’Unité africaine (UA actuelle), le Maroc vient d’accepter l’organisation d’un référendum d’autodétermination pour le Sahara, mais le bureau politique de l’USFP a émis des réserves sur le sujet.
Alors députée à l’Assemblée nationale française, Gisèle Halimi ne fait pas partie du comité de défense de Bouabid, mais se rend au procès en tant qu’observatrice. Aux portes du tribunal, elle est accompagnée d’avocats français et américains, ainsi que d’un sénateur socialiste espagnol. Au même titre que certains journalistes, ils sont refoulés à l’entrée : “Il s’agit d’une décision politique, les étrangers n’ont pas à assister à ce procès”, leur explique le ministère de la Justice.
Des années plus tard, le cabinet d’avocats de Me Halimi accueillera un jeune stagiaire du nom de Brahim Bouabid, fils du premier secrétaire de l’USFP.
“Ben Barka, mon ami”
Entre 1974 et 1981, à l’Elysée. Lors d’un déjeuner présidentiel avec Valéry Giscard d’Estaing, dont la date n’est pas précisée, Gisèle Halimi est entourée du président de la république et de dix autres invités, des intellectuels de gauche, tels que Roland Barthes ou encore Philippe Sollers. A table, la discussion tourne autour de l’actualité internationale : on passe de l’Iran au Nigeria, on évoque la Tunisie avant d’atterrir naturellement au Maroc.
“Le président aime. Il aime beaucoup même, une vraie démocratie. Et le roi du Maroc, un homme de culture, raffiné, proche de la France”, relate Gisèle Halimi. Seulement voilà, quelques jours auparavant, l’avocate est réticente quand Lucie Faure, romancière et femme de l’homme politique Edgar Faure, l’invite à ce déjeuner. “Je me vois mal trinquant à table avec le champion de la droite”, pense d’abord cette imperturbable femme de gauche.
Elle finit par consentir à y aller, appréhendant, malgré tout, ses différends avec le président. Et ses commentaires sur le régime de Hassan II en font partie. “Cette fois c’est trop, presque une provocation”, écrit Halimi. Elle lance au président Valéry Giscard d’Estaing : “Il est l’assassin de Ben Barka, mon ami”. Dès lors, le sujet est brièvement abordé, avant d’être complètement éludé : “Giscard, bien élevé, met fin au non-débat. Avec un sourire, il affirme que Hassan II est étranger à l’enlèvement du leader du Tiers-Monde: ‘Il m’en a donné l’assurance’”.
En 1964, Gisèle Halimi avait été membre du comité de défense de Mehdi Ben Barka, accusé, lors de ce premier procès, de complot et tentative d’assassinat contre Hassan II. Le 30 octobre de l’année suivante, au lendemain de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka, elle est l’une des premières personnes alertées de sa disparition.
Prévenue par Mohamed Tahri, un des représentants de l’UNFP et ami de l’opposant, Me Halimi se dépêche d’en informer Edgar Faure, sénateur français, qui transmet directement le message au ministre de l’Intérieur français, Roger Frey.
Si on peut s’étonner de ne pas retrouver dans l’œuvre de Gisèle Halimi plus de détails sur son implication dans le procès Ben Barka (à la différence d’autres affaires politiques qui ont marqué sa carrière, comme le procès de Brazzaville au Congo ou l’affaire Djamila Boupacha), celui-ci a néanmoins participé à la consolidation de sa réputation d’avocate engagée auprès des pays maghrébins.
“Voilà que mon irrespect, celui-là même dont j’avais largement usé pour défendre les gens auxquels la cour faisait allusion, Djamila Boupacha, Ben Barka, cet irrespect qui me permettait de lutter contre la répression à notre égard en Algérie, contre la bien-pensance ; cet irrespect donc, tout à coup, me valait un respect inattendu !”, déclarait ainsi Gisèle Halimi dans un long entretien daté de juin 2002.