De 1923 à 1956, Tanger fut gérée par neuf pays, rejoignant dans cette “épopée internationale” Trieste, Hong-Kong, Macao, Jérusalem… Sa situation géographique, les mythes qui y ont été associés (colonnes d’Hercule, jardin des Hespérides…) puis la “mondialisation spirituelle” impliquée par la conquête musulmane ont fait de la ville du Détroit une “cité girouette”, liée aux marges et riche d’une mémoire plurielle.
Mais à force de course à la “surmodernité mondialisée”, cette mémoire est en train de se perdre et Tanger d’être reléguée au rang de curiosité. C’est l’histoire de cette singularité que retrace Farid Bahri, de l’Antiquité phénicienne à Tanger-med — cette “sordide abréviation de Méditerranée”, note-t-il non sans nostalgie — avec une focalisation sur les XIXe et XXe siècles.
Les autres possibles
Son récit est en effet une histoire amoureuse de Tanger, “bête noire des sultans” devenue ville paria, ville outsider. Farid Bahri adopte une progression thématique plus que chronologique. Il analyse dans un premier temps le caractère non aligné de Tanger entre Maghreb et Machrek, plus ouverte sur l’Europe, et avec une marocanisation tardive.
Il rappelle son essor capitaliste, et les convoitises coloniales qui la voyaient devenir “la plus grande cité de la France extra-française”. La seconde partie évoque le “pseudo-condominium britannique” et la continuité entre Tanger et Gibraltar. La troisième partie s’intéresse à la “version de l’American Dream”, avec de belles pages consacrées à Paul Bowles et à l’“hollywoodisation” de la ville. La quatrième partie s’intéresse à son hispanisation et la dernière, “de la ville-monde à la médina médiévale”.
Mais c’est un récit plein d’amertume. Les va-et-vient entre passé et présent, entre les premières bases du port et le hub de Tanger-med, entre Ibn Battouta et l’aéroport certifié ISO… insistent sur la primauté des intérêts économiques directs sur les aspects culturels. On lit ce livre avec le sentiment d’un gâchis, de ce qu’aurait pu être cette ville vu sa position et ses atouts.
Les faits historiques intéressent Farid Bahri dans la mesure où ils sont révélateurs de la représentation qu’on a eue de Tanger au cours des siècles et selon les différents points de vue.
Ville maghrébine pour le cinéma, symbole de la réunification du Maroc lors du discours du sultan Mohammed Ben Youssef en 1947, porteuse d’une mémoire latine occultée pour diverses raisons, notamment en rejet de l’idéologie coloniale qui faisait de l’islam une civilisation intruse…
Si la densité de ce livre en rend la lecture un peu complexe, l’auteur ouvre des pistes de réflexion fécondes sur l’ancrage et le désancrage des mémoires.
Dans le texte.
Ancienne mondialité
“Le caractère mondial de Tanger ne se limite pas exclusivement au XXe siècle et à sa période internationale qui, en définitive, n’est qu’un épisode très récent dans l’histoire millénaire de la ville. Tant s’en faut. C’est d’abord vers l’Antiquité qu’on doit jeter un œil pour comprendre la dimension monde de la ville du détroit. Et c’est justement ce détroit de Gibraltar qui en fait une cité mondiale de par sa double ouverture sur l’Atlantique et sur deux voire trois continents avant le creusement du canal de Suez. Les peuples conquérants de la Méditerranée ne s’y trompent pas lorsqu’ils font de Tanger un comptoir fermé sur l’arrière-pays et ouvert sur le monde des océans. Bizarrement, cette mondialisation antique a un vague parfum de globalisation actuelle en ce sens qu’elle garde un caractère superficiel. (…) L’intérêt économique prévaut sur l’interaction socioculturelle. Quant à la géographie et ses avantages stratégiques, les empires modernes, des Lusitaniens aux Britanniques, ils ne feront que singer les Anciens. (…) De ce point de vue, Tanger semble bien être une passerelle entre le Vieux et le Nouveau monde.”