Nous ne connaîtrons jamais l’identité du protagoniste du dernier roman de Abdellah Baïda. “L’identité qui a précédé sa seconde naissance importe peu”, répond l’auteur. Par seconde naissance, il entend par là le jour où Moroccan Django — son nom de scène — se découvre une passion pour la musique. Le sexagénaire, ancien cadre retraité de la Banque du Maroc, se lance alors dans une quête effrénée d’un nouvel équilibre. Celui que l’on atteint lorsque l’on joue la bonne partition, les bonnes notes, au bon moment. Page après page, Abdellah Baïda dresse une belle ode à la vieillesse, ainsi qu’à l’amour inconditionnel de l’art et de l’esthétique.
«L'irrésistible appel de Mozart»
90 DH
Ou
TelQuel : Votre protagoniste est un anonyme sexagénaire qui, le premier jour de sa retraite, se découvre une passion pour la musique, lui qui n’a jamais effleuré une partition. De quoi cette révélation est-elle le nom ?
Abdellah Baïda : La musique arrive dans la vie de mon personnage le jour de la fin de sa carrière. Il a passé toute sa vie à travailler pour la Banque du Maroc, à fréquenter des chiffres et des devises. Il a une femme et deux enfants brillants. Sa réussite sociale est acquise, et il a été tellement inhibé dans un univers si rationnel et matériel qu’il ne désire plus que l’opposé de tout ce qu’il a eu. La musique est une des manifestations de cet opposé.
L’une des singularités de la littérature est de parvenir à se conjuguer avec d’autres formes d’art. Ainsi, un roman peut raconter du théâtre, du cinéma ou encore de la musique… C’est aussi ce que vous avez essayé de faire dans L’Irrésistible appel de Mozart ?
“J’ai voulu faire entendre une certaine musicalité à travers la littérature, et faire dialoguer les différentes formes d’art. Finalement, elles se regroupent toutes”
Tout à fait. J’ai voulu faire entendre une certaine musicalité à travers la littérature, et faire dialoguer les différentes formes d’art. Finalement, elles se regroupent toutes. Quand on lit une belle phrase, on entend une sorte de musique. Quand on entend une belle mélodie, elle nous raconte une histoire et des émotions. C’est la même chose pour la peinture. C’est ce dénominateur commun, cette intersection entre les arts qui m’intéresse.
Ce roman est-il le résultat d’une relation particulière que vous entretenez avec la musique ?
Je partage avec ce personnage, Moroccan Django, son sentiment de départ. À savoir, un manque et une certaine frustration. Dans mon parcours, il n’y a aucune initiation particulière à la musique. J’ai peut-être tenté de réaliser cette revanche à travers mon personnage. C’est un roman sur lequel j’ai travaillé pendant cinq ans, et j’ai pensé, au premier abord, que je pourrais m’initier à la musique à la manière de mon personnage, afin de mieux le comprendre et le décrire.
J’ai acheté une guitare sans savoir jouer une note, j’ai suivi quelques cours en ligne… Ces quelques pas m’ont donné beaucoup d’idées pour le roman. Puis il a fallu que je fasse un choix : continuer l’apprentissage de la musique ou accompagner mon personnage. Je ne pouvais pas faire les deux en même temps, car l’écriture et la musique sont deux vocations qui nécessitent que l’on s’y consacre corps et âme. J’ai préféré mon personnage à moi-même. Lorsque j’écrivais des passages sur Moroccan Django qui joue un morceau de “Blowing in the wind”, j’arrivais à l’entendre jouer.
C’est aussi une réflexion sur la vieillesse et la manière dont elle est appréhendée dans nos sociétés qui se dégage de ce roman…
Moroccan Django a commencé à vivre à soixante ans, le jour où il se met à la musique. C’est donc le jour de sa naissance. Il décide de mourir à 27 ans, c’est ce qui sera écrit sur sa tombe. En réalité, ce nombre est celui des années qui séparent le jour où il a acheté sa guitare et celui de sa mort. À travers son art, le personnage décide en quelque sorte de l’âge de sa mort.
Paradoxalement, c’est aussi cet art qui le rend éternel. Il décide de son âge, et refuse complètement la vieillesse telle qu’on souhaite la lui imposer : une vie calme, des journées entre son domicile et le café du coin… D’ailleurs, dans son périple musical, Django s’entoure notamment de Naïda, un groupe de jeunes musiciens qui incarnent une sorte de soulèvement contre le rôle social que l’on souhaite leur imposer.
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Moroccan Django est un nom de scène. Tout au long du roman, vous choisissez d’éluder son nom et prénom de naissance. En tant que lecteur, une partie de cet homme nous est complètement inconnue. Pourquoi ?
C’était une manière de sous-entendre que la vie qu’il menait avant de devenir musicien, dans la finance, n’était pas sa vraie vie. Par conséquent, l’identité qui a précédé sa seconde naissance importe peu. Ce qui m’intéressait, c’était ce point de départ : le premier jour de sa retraite, qui devient celui de sa vraie naissance. Dès lors, il oublie son ancienne identité et tout ce qui le définit dorénavant n’est que musique. Dont son nouveau nom et prénom.
On lit rarement des récits aussi intimes et introspectifs dans le paysage littéraire marocain d’aujourd’hui, qui a plutôt tendance à se caractériser par une dimension sociale très importante. Vous êtes-vous consciemment écarté de ce schéma ?
Je voulais écrire sur ces composantes artistiques que j’estime nécessaires pour nous, en tant qu’humains, mais qui ont souvent tendance à être négligées. On ne leur accorde pas l’importance que l’on donne aux besoins matériels : manger, gagner sa vie, se loger… D’autre part, écrire sur la musique est un défi pour la littérature, car la musique devient l’objet et le sujet du roman. L’écriture s’apparente alors presque à de la poésie, puisqu’elle est pensée comme un rythme qui accompagne le récit.
“L’écrivain maghrébin est vu comme un porte-parole de la société (…) on cherche souvent à rattacher l’écrivain à une cause”
Eh oui, la littérature maghrébine en général s’est longtemps focalisée sur la société. Par conséquent, l’écrivain maghrébin est vu comme un porte-parole de la société. C’est une idée qui a également été transmise puis partagée avec les lecteurs. D’ailleurs, on cherche souvent à rattacher l’écrivain à une cause. Or, dans ma conception des choses, il n’est pas obligé d’être le porte-parole de la société.
Je pense que souvent, lorsqu’on cherche à faire une fresque sociale qui englobe religion, éducation, politique, militantisme, etc., on finit par se perdre. D’autre part, on finit souvent par réécrire la même chose. C’est ce qui est arrivé dans la littérature maghrébine. Aujourd’hui, beaucoup de gens ont l’impression que nos récits se répètent.
Quel regard portez-vous sur la production littéraire marocaine actuelle ? Dans quelle mesure a-t-elle évolué ces dernières années ?
Dans le bon sens. Dans la mesure où l’on s’écarte de plus en plus de ce que j’appelle des thématiques “Ben Jellouniennes”. Je ne dis pas que ce n’est pas une littérature intéressante, au contraire, elle l’a été à un moment donné. Quand un homme compare une femme à la lune pour la première fois, c’est un poète. Quand d’autres reprennent et copient la même comparaison, ce sont des imbéciles. Ce que je veux dire, c’est que nous avons trop souvent ressassé des choses qui avaient déjà été écrites.
“On ne peut pas faire de la littérature avec seulement un discours militant”
La colère sociale que l’on retrouve dans les textes de Abdelhak Serhane était tout à fait légitime et originale à son époque, mais lorsqu’elle est reproduite dans le contexte actuel, elle semble factice. Mais je vois de plus en plus de plumes féminines qui s’imposent dans le paysage littéraire et qui me paraissent très intéressantes. Elles ne s’inscrivent pas dans le discours revendicatif auquel les écrivaines marocaines ont longtemps été cantonnées, mais dans une innovation en termes de narration et de thématiques. Elles travaillent une vraie construction littéraire, une belle écriture, et apportent une réelle dimension esthétique, qui est cruciale à la littérature.
On ne peut pas faire de la littérature avec seulement un discours militant. La littérature peut englober des dimensions militantes, mais c’est d’abord un objet artistique, et donc esthétique.
Vous avez côtoyé Mohamed Leftah, Edmond Amran El Maleh, Mohammed Khair-Eddine, pour ne citer que ceux-là… À vous entendre, l’époque de cette génération d’écrivains est révolue. Elle vous manque ?
Je suis très tourné vers l’avenir (rires). Je ne suis pas du tout nostalgique. J’ai connu des personnalités telles que celles que vous avez citées, mais ce qu’il faut retenir de ces gens c’est qu’ils ont chacun représenté une personnalité à part entière, et qu’ils ne se sont jamais noyés dans la masse. Ils se définissent par la singularité de leur écriture. À chacun son propre cachet.
Il en ressortait des textes puissants et diversifiés. Cependant, je me demande si ces singularités étaient déjà visibles au moment où ils écrivaient leurs premiers textes… Je n’en suis pas sûr. Il faut souvent du temps à un écrivain pour faire sa place dans un paysage. Et puis, du côté des lecteurs, nous avons souvent cette manie de ne reconnaître que les écrivains morts, et de ne pas les célébrer de leur vivant. Je pense que cela joue beaucoup dans la nostalgie que certains peuvent ressentir à l’égard de cette période.
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