Rachid Benzine : “Les textes religieux sont capables de bouleverser l’imaginaire d’un lecteur”

Tout juste paru aux éditions du Seuil, le dernier roman de Rachid Benzine, “Voyage au bout de l’enfance”, se plonge dans le quotidien d’un enfant des camps de jihadistes. Entretien.

Par

C’est le cœur lourd que l’on referme le dernier roman de Rachid Benzine. La voix du petit Fabien, devenu Farid après son arrivée en Syrie aux côtés de ses parents, nous poursuit.

De Raqqa à Baghouz, avant d’atterrir dans les camps kurdes, les souvenirs de deux mondes opposés se bousculent dans la tête du petit garçon natif de Sarcelles. Mêlant les données d’un islamologue et l’imaginaire d’un romancier, Rachid Benzine signe un roman court mais intense, où s’affrontent constamment doctrine et poésie, tragédie et espoir.

Vous abordez une question qui tiraille les opinions publiques dans beaucoup de pays concernés, dont le Maroc, à savoir le retour des femmes et enfants de jihadistes. Avec une histoire aussi déchirante, ce livre est-il un plaidoyer ?

Voyage au bout de l’enfance, de Rachid Benzine, éd. du Seuil.
 , 
 , Commandez ce livre au prix de 165 DH (+ frais d’envoi) sur qitab.ma ou par WhatsApp au 06 71 81 84 60

Tout à fait, et pas seulement pour le rapatriement des femmes et enfants, mais pour tous les ressortissants des pays concernés. Je plaide pour ce rapatriement, d’abord pour une question de droit. Ce sont des ressortissants français, qui doivent être jugés sur le sol français. La société française a deux points cardinaux : le droit et la justice, et celle-ci obéit à un principe selon lequel le mal n’aura pas le dernier mot.

Or, laisser ces ressortissants dans les camps, c’est presque les condamner à mort. Les Kurdes, chargés de maintenir au sein des camps une enclave où se trouvent femmes et enfants, estiment d’eux-mêmes qu’ils n’ont pas les compétences requises pour juger ces gens-là.

A partir de 12 ans, ces enfants se retrouvent dans des prisons pour adultes, aux côtés de jihadistes. Quant aux Irakiens et Syriens, ils ont autre chose à faire. Si l’on revient à la question de sécurité, ces ressortissants finiront un jour par revenir, d’une manière ou d’une autre. Mieux vaut les avoir ici, en prison et sous surveillance, avec des enfants placés auprès de leur famille élargie.

Il y a dans ce roman une dimension très universelle, celle de l’enfance. Cependant, pensez-vous que cette histoire aurait été la même si Fabien avait été un petit garçon marocain ? Son expérience dans les camps syriens aurait-elle été différente ?

Non, je ne le pense pas. Aujourd’hui, il y a encore des enfants marocains dans ces camps, qui vivent dans les mêmes conditions que les autres. Dans ces lieux se déroule un processus de déshumanisation qui n’épargne personne. Les enfants sont doublement victimes. D’une part, de la décision des parents qui ont rejoint Daech, et d’autre part, de la décision des états qui refusent leur retour au pays.

«Voyage au bout de l'enfance»

Rachid Benzine

165 DH

Ou

Livraison à domicile partout au Maroc

Choisir un narrateur enfant pour raconter une histoire aussi grave n’est pas anodin. On retiendra de ce roman un contraste violent entre l’horreur et l’innocence de l’enfant qui la raconte…

Fabien n’a pas demandé à se rendre en Syrie, ni à se retrouver dans des camps. Je voulais le regard d’un enfant qui n’est pas dans un rapport d’intentionnalité ou de filtrage avec la réalité. L’horreur en devient plus intenable. Je n’ai pas voulu épargner au lecteur ce que sont la guerre et la déshumanisation.

Pour moi, l’enfance est d’abord une promesse confiée aux parents, ainsi qu’aux institutions. Et voilà que cette promesse est considérée comme une menace par ceux qui refusent le retour de ces enfants. J’ai voulu montrer la manière avec laquelle une promesse peut être brisée à cause des désirs fous d’un certain nombre d’adultes.

Par le regard de Fabien, sa naïveté, son émerveillement et son étonnement, l’enfance est le lieu du questionnement, et Fabien devient en quelque sorte notre conscience. J’ai pris le parti du dépouillement.

Même si le texte est court, j’ai eu beaucoup de retours de lecteurs qui m’ont dit avoir eu besoin de refermer le livre en pleine lecture pour pouvoir respirer. C’est un texte qui interpelle, je crois, de par sa simplicité. C’est parce que le narrateur est enfant que le lecteur adulte se dit que c’est intenable.

Si la promesse de l’enfance n’a pas été tenue, vous ne faites pas non plus le procès des parents qui ont pris la décision de rejoindre Daech…

Je ne pense pas que la littérature soit le lieu de la morale. Ce que je dis souvent, c’est que la littérature est une rhétorique du sensible au service du sens. Ce que je cherche, quand j’écris, c’est le sens. Le texte doit donner à penser.

Le véritable acteur de cette histoire est Fabien, avec tout l’amour qu’il porte à ses parents. Il y a dans ce récit toute une discussion entre le père et la mère, qui elle, a du mal à renoncer à cette idéologie. Elle dit à son mari : “Nous avons été trompés”. Le père répond : “Non, nous nous sommes trompés nous-mêmes”.

Dès qu’ils arrivent en Syrie, les parents découvrent l’horreur de la guerre, entre la promesse du récit proposé par Daech et la réalité. Ce sont toutes leurs convictions qui finissent par s’effondrer.

Avez-vous construit “Lettres à Nour” et “Voyage au bout de l’enfance” comme deux romans qui se situent dans la continuité ?

J’avais déjà l’idée de Voyage au bout de l’enfance lorsque j’écrivais Lettres à Nour. Dans le premier, il y a une histoire d’amour entre un père et sa fille face au tragique de l’engagement auprès de Daech.

En écrivant le personnage de Nour, j’analysais les raisons qui peuvent pousser un individu à être séduit par le discours proposé par Daech. Loin de prendre les gens pour des monstres ou des fous, il s’agissait d’abord de comprendre. La finalité de tout récit, c’est l’action, et il y a un lien très fort entre récit, reconnaissance, appartenance et participation.

Le sentiment d’appartenance à un récit déploie les capacités d’action d’un sujet. Aujourd’hui, dans le monde dit musulman, on assiste justement à une guerre des récits religieux. A partir de là, il faut se demander ce qui fait que certains vont adhérer à un récit de violence, et d’autres, à un récit de paix.

Il y a une dimension analytique qui va dans ce sens dans Lettres à Nour. Pour Fabien, le roman s’est imposé à moi dès la défaite imposée à Daech, qui a conduit au blocage de milliers d’enfants. Ils ont été invisibilisés et sont devenus des fantômes au sein de nos sociétés.

On a vendu un récit à nos sociétés, qui disait “maintenant qu’on en a fini avec le territoire de Daech, c’est réglé”. C’est devenu un angle mort. Je crois que toute vie, quelle qu’elle soit, mérite un récit. C’est parce qu’il y a un récit que l’on passe de l’invisibilisation à la reconnaissance.

Avant de devenir invisible, on est inaudible. Du fait qu’ils sont mineurs et marginalisés, ces enfants sont inaudibles. J’ai donc essayé, avec tout le travail que j’ai pu fournir, de leur donner une voix, et c’est celle de Fabien qui est venue à moi.

Dans son dernier roman, Rachid Benzine aborde l’épineuse question du rapatriement des femmes et enfants de jihadistes. ,Crédit: Delil SOULEIMAN / AFP

Comme “Lettres à Nour”, “Voyage au bout de l’enfance” rejoint vos thématiques universitaires de prédilection. Comment mettre de côté le chercheur, et faire de la place au romancier ?

Avant d’écrire Lettres à Nour, j’avais passé un an et demi dans les prisons. J’ai étudié l’idéologie de Daech en texte et en vidéo, rencontré des hommes et des femmes ex-Daech revenus de zones syro-irakiennes, j’ai également rencontré les familles de ces gens…

Pour Voyage au bout de l’enfance, j’ai travaillé de la même manière. Je suis entré en contact avec des enfants retenus dans les camps syriens. Pour écrire une fiction, il s’agit de faire un tri parmi tous ces éléments et de prendre de la distance.

Quand on entre dans le monde de la fiction, on est dans celui de l’imaginaire et de la figuration. La version éditée est la huitième que j’ai écrite. J’ai jeté les sept autres, car à chaque fois, j’avais l’impression d’entendre le chercheur et l’universitaire parler.

Il semble y avoir un autre protagoniste dans ce roman : la poésie. Omniprésente, souvent personnifiée, elle est le seul compagnon de route de Fabien…

Parfois, face au tragique, il ne nous reste que l’imaginaire et les mots. Et ce qu’il reste à Fabien au cœur de ce cauchemar, c’est l’amour de la poésie, de Jacques Prévert, de son instituteur et de l’école.

Fabien n’oublie jamais ses premiers enseignements, il les emmène avec lui en Syrie et garde en lui les lieux où il a rêvé. Quant à la poésie, si elle n’a pas une prétention à changer le monde, elle nous offre, de par le travail sur la langue, une possibilité de montrer le monde autrement.

Elle est là, la capacité de résister et de se réinventer. Cette poésie devient le refuge de Fabien. Face à l’horreur, il construit un monde intérieur, et c’est à partir de là qu’il tente à la fois de résister, mais aussi d’écrire sa réinvention.

Dans quelle mesure trouvez-vous une matière littéraire dans le religieux et toutes les interrogations sociétales qu’il suscite?

Nous sommes des êtres narratifs, et nous sommes les histoires auxquelles nous adhérons. Et qu’est-ce que le religieux, si ce n’est des histoires auxquelles nous adhérons ? Nous lisons des textes et agissons en fonction de ce que l’on comprend. Les textes religieux, de même que tous les grands textes, sont capables de bouleverser l’imaginaire d’un lecteur et d’ouvrir en lui des possibilités d’action. Le lecteur actualise alors l’une des actions possibles.

C’est un peu la même chose qu’avec les histoires d’amour : on adhère à certaines représentations de l’amour que l’on a vu ou lu, et nous devenons ces personnages. Les textes religieux sont issus d’une autre temporalité, et lorsqu’on les lit, il y a tout un monde qui se déploie devant nous. Celui-ci entre en collision avec le présent, et d’un seul coup, il se passe quelque chose chez le lecteur. Le pouvoir littéraire du texte religieux est très puissant.

«Voyage au bout de l'enfance»

Rachid Benzine

165 DH

Ou

Livraison à domicile partout au Maroc