La vie et la vipère se ressemblent : si la vipère sait que tu n’es pas une vipère comme elle, elle te piquera, et si la vie sait que tu ne la mordras pas, elle te mordra, elle !”
Cette leçon donnée par sa première maquerelle, Chérifa, Ferdaous la très mal nommée aura l’occasion plus souvent qu’à son tour d’en expérimenter l’amère vérité.
Dans quelques heures, la jeune femme sera pendue pour le meurtre de son proxénète. Elle a refusé de demander sa grâce. Elle se mure dans le silence jusqu’à sa dernière nuit, où elle se raconte à la psychiatre. Où elle raconte ce cercle vicieux dans lequel sont prises toutes les femmes.
Le patriarcat ou le piège
La traduction au scalpel d’Assia Djebar et d’Essia Trabelsi restitue le caractère implacable de ce témoignage ultime d’une femme qui a levé le voile sur une vérité essentielle et sait bien que c’est ce qui lui coûtera la vie.
Petite fille, c’est la misère, la faim, l’absence de considération d’un père rustre qui ménage plus sa vache que sa femme, l’excision à six ans, l’inceste. Plus tard, son diplôme ne lui permet ni d’échapper à un mari âgé et violent, ni de trouver un travail.
La prostitution la fixe à la marge : “Je n’appartenais à cette haute société que par mon maquillage, mes cheveux et mes chaussures de prix. J’appartenais à la classe moyenne par mon diplôme d’études secondaires et par mes désirs frustrés. Et je restais liée à la classe des humbles par ma naissance.”
Si elle vainc la peur, elle ne vainc pas le dégoût des hommes, de leurs corps négligés et bestiaux, mais surtout de la violence du système conçu par et pour eux. “Les hommes t’infligent la trahison, puis ils te punissent parce que tu es trahie. Les hommes te forcent à descendre aux abîmes, puis ils te punissent parce que tu te trouves au fond des abîmes. Les hommes te contraignent au mariage, puis ils te punissent par des coups, des insultes et la corvée quotidienne.”
Maquereaux ou maris, c’est pareil : “Les femmes les moins trahies sont les prostituées, et c’est par le mariage, par l’amour que la femme se voit infliger les châtiments les plus lourds.” À chaque étape, des portes se ferment, et dans son sac à main, le diplôme de Ferdaous semble de plus en plus dérisoire. Même le cynisme n’est pas une échappatoire.
Le récit de Ferdaous est poignant de lucidité sur cette condition sans issue dans laquelle sont cantonnées les femmes. “L’honneur nécessite toujours beaucoup d’argent ; obtenir beaucoup d’argent entraîne la perte de l’honneur. Retrouver son honneur demande de l’argent : ainsi, continuellement, le cercle vicieux se referme.”
Et la condamnée, qui l’était dès sa venue au monde, conclut : “Il est préférable que je meure à cause de mon crime, plutôt que de périr en victime des vôtres.” Un livre d’une terrible actualité.
Dans le texte: la condamnation
“- Tu es, dirent-ils, une femme dangereuse et sauvage !
• Parce que je dis la vérité ! C’est la vérité qui est dangereuse et sauvage !
Ils m’ont passé les menottes et m’ont conduite en prison. Ils ont fermé sur moi portes et fenêtres. Je savais pourquoi ils avaient peur de moi à ce point. J’étais la seule femme à avoir découvert la brèche dans leur vérité affreuse.
Ils m’ont condamnée à mort non parce que j’ai tué – car il y a des milliers de gens qui tuent chaque jour –, non, ils m’ont condamnée à mort parce qu’ils ont peur que je vive. Ils savent que si je vis, je finirai par les tuer. Et de fait, ma vie signifie leur mort, et ma mort leur vie. Or ils sont assoiffés de vie et la vie pour eux, c’est un surcroît de crimes, un surcroît de richesses.
Moi, j’ai vaincu la vie, j’ai vaincu la mort ; je ne recherche pas la vie et je ne crains pas la mort. Je ne recherche rien, je n’espère en rien, je n’ai peur de rien, cela parce que je jouis de ma liberté ! Rien ne nous aliène dans la vie, sinon nos désirs de possession, nos espoirs, nos peurs. Or ma liberté les emplit de colère ; ils veulent m’asservir par le moyen d’un désir que j’exprimerais, d’une crainte, ou d’un espoir qui m’apparaîtrait à l’horizon.”