Ahmed Farid Merini : Fatema Mernissi, de fil en aiguille

Dans un essai tout 
juste paru aux éditions Marsam, Ahmed Farid Merini, psychanalyste 
et ami intime de la sociologue, revisite 
ses travaux auprès des tisseuses de Taznakht dans “Fatema Mernissi, le fil invisible du féminisme”.

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En 2005, lorsque le psychanalyste Ahmed Farid Merini rencontre Fatema Mernissi, il est d’abord fasciné par les tapis de Taznakht, un village situé dans la région de Drâa-Tafilalet, qui ornent le salon de la sociologue féministe la plus respectée du royaume.

Fatema Mernissi, le fil invisible du féminisme de Ahmed Farid Merini, Éd. Marsam.

A la fin de leur échange, Mernissi lui pose une question impromptue : “Monsieur Merini, votre mère était-elle brodeuse?”. Surpris, il répond par l’affirmative. De cette première rencontre naît une amitié qui durera dix ans, et que Ahmed Farid Merini continue d’honorer des années après la disparition de Fatema Mernissi, le 30 novembre 2015.

«Fatima Mernissi, le fil invisible du féminisme»

Ahmed Farid Merini

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Depuis, le psychanalyste est devenu membre fondateur de la chaire éponyme à l’école HEM, mais aussi président de l’Association des amis du centre Fatema Mernissi pour l’animation culturelle. C’est cette même question, “Votre mère était-elle brodeuse ?”, qui a accompagné Ahmed Farid Merini tout au long de l’écriture de Fatema Mernissi, le fil invisible du féminisme. Un petit livre très personnel, tout juste paru aux éditions Marsam, dans lequel l’auteur développe une approche psychanalytique de la pensée de Fatema Mernissi, ainsi que du travail qu’elle a fourni pendant plusieurs années aux côtés des tisseuses de Taznakht.

Une sociologue sur le divan

Le fil invisible du féminisme offre un témoignage précieux sur des aspects inexplorés de la vie de Fatema Mernissi, entre méthodologie de travail, travaux inachevés et initiatives citoyennes.Crédit: RUTH V. WARD

Elle s’intéressait beaucoup à la psychanalyse”, assure Ahmed Farid Merini, de l’autre bout du fil. Pourtant, la première image qui nous vient en tête en pensant à Fatema Mernissi n’est pas celle d’une disciple de Freud.

La rencontre entre les deux disciplines que sont la sociologie et la psychanalyse semble incongrue. “C’est vrai”, concède l’auteur. Et il poursuit : “L’un s’intéresse au fait social concret, l’autre à l’inconscient et à l’immatériel. Pourtant, Fatema me sollicitait souvent pour des interprétations psychanalytiques des faits sociaux qu’elle observait. D’ailleurs, les mots ‘rêve’ et ‘inconscient’ reviennent beaucoup dans ses écrits”. En témoignent les titres de deux de ses livres les plus connus : La femme dans l’inconscient musulman (1982), initialement publié sous le pseudonyme de Fatna Aït Sabbah, et Rêves de Femmes (1996).

A partir de ces points communs, Merini et Mernissi trouvent des terrains d’entente qui les amèneront à longuement travailler ensemble, et que le psychanalyste revisite dans cet essai. “De la même manière qu’un psychanalyste, elle s’intéressait beaucoup à l’individu, à la subjectivité humaine, ainsi qu’à l’émergence du sujet dans une société qui obéit au collectif”, explique Ahmed Farid Merini.

Pour le psychanalyste, ce livre, Le fil invisible du féminisme, est d’abord le résultat de questions restées sans réponse. Au début des années 2010, l’essayiste féministe Asma Lamrabet présentait un livre sur l’égalité hommes-femmes à la librairie Kalila Wa Dimna, à Rabat, lors d’une rencontre modérée par Fatema Mernissi.

Dans le public, une question est posée sur l’égalité dans l’héritage. Le reste n’est que polémique dans la salle, et la rencontre suspendue. Scandalisée, Fatema Mernissi réunit dans la foulée son cercle proche : Driss Ksikes, Farida Benlyazid, Asma Lamrabet, Ahmed Farid Merini…

De cette réunion naîtra un projet : un atelier d’écriture sur le thème du dialogue, qui semble interrompu dans la société, et duquel devra découler un livre collectif, qu’elle préfacerait. “Elle est décédée avant de pouvoir écrire ce texte. Depuis, je n’ai cessé de me demander ce qu’elle aurait pensé du lien social et du dialogue dans notre société ? Qu’aurait-elle dit ? C’est là que la métaphore du tissage comme fil du lien social a pris tout son sens”, poursuit Ahmed Farid Merini.

Les féministes de Taznakht

On ne peut pas comprendre l’essai de Ahmed Farid Merini (à droite) sans connaître l’histoire de Fatema Mernissi et des tisseuses de Taznakht, qu’elle rencontre en 1984 et avec qui avec qui elle noue une complicité puissante.

C’est qu’on ne peut pas comprendre l’essai du psychanalyste sans connaître la fabuleuse histoire de Fatema Mernissi et des tisseuses de Taznakht. Tout commence en 1984, lorsque la “Mernissia” se rend dans ce village dans le cadre d’une enquête sociologique. Elle y fait la rencontre de tisseuses avec qui elle nouera une complicité puissante. De mère en fille, celles-ci travaillent, tissent et brodent de magnifiques tapis destinés à l’export. La vente et la commercialisation sont gérées par les hommes, maris et fils du village, et dont les femmes tirent de maigres bénéfices.

À Fatema Mernissi, devenue leur amie, elles font part de leurs doléances : les exigences marchandes de la vente de tapis, conformes à des goûts occidentaux, les empêchent de produire des créations dans le respect de la tradition qu’elles se sont toujours transmises, génération après génération.

“Pour Fatema Mernissi, le tissage était l’expression d’une créativité, un art à part entière, et elle était consciente du rôle fondamental qu’avait le tissage dans la vie de ces femmes”

Ahmed Farid Merini

Pour Fatema Mernissi, le tissage était l’expression d’une créativité, un art à part entière, et elle était consciente du rôle fondamental qu’avait le tissage dans la vie de ces femmes”, retrace Ahmed Farid Merini. Des années plus tard, Fatema Mernissi présente au psychanalyste trois tisseuses de Taznakht, chacune d’une génération différente. Celles-ci lui parlent de leur processus de création, des pictogrammes qu’elles choisissent de représenter et de leur symbolique. Ijja, l’aînée des tisseuses, évoque “un tapis que l’on ressent de l’intérieur”. La fascination est immédiate.

A deux, Fatema Mernissi et Ahmed Farid Merini mènent une expérience particulière, sous le nom de “Café Dialogue” : un lieu de rencontre, dédié à l’exposition des tapis, créations originales dénuées de toute contrainte marchande. A chaque séance, il est demandé à une tisseuse d’écrire un texte sur ses rêves, et de réaliser un tapis qui représente ce rêve. “C’était absolument incroyable, puisque le tapis, en tant que création, revenait à son essence initiale : un texte relevant d’une subjectivité intérieure à déchiffrer”, décrit le psychanalyste.

“L’écriture pour moi, c’est de la broderie”, écrit Fatema Mernissi à l’auteur, dans un texte cité dans l’ouvrage. A priori, le lien entre ces deux activités surprend. “Sur le tissu s’écrivait en effet ce que les femmes n’osaient pas dire autrement” : c’est la conclusion à laquelle arrive Ahmed Farid Merini lorsqu’il est amené à relire Rêves de femmes, pour comprendre cette relation entre broderie et écriture.

Car, comme il le rappelle, c’est dans ce roman autobiographique que Fatema Mernissi explicitait déjà son intérêt pour cet art : “Il y a quelques activités très personnelles, comme la broderie ou mes coiffures, qui me permettent de respirer, et je ne vais pas les abandonner. Je n’ai jamais aimé la broderie traditionnelle, et je ne vois pas ce qui empêcherait les gens de broder ce qui leur plaît. Je ne fais de mal à personne en créant un oiseau original au lieu de broder toujours le même malheureux motif traditionnel de Fès…”, écrivait-elle dans la bouche du personnage de sa mère.

La sociologue va plus loin : pour elle, la broderie et le tissage sont de réels moyens d’expression et de rébellion des femmes contre les injonctions et oppressions qu’elles subissent.

Patchwork

Les tisseuses de Taznakht produisent des tapis qui voyagent dans le monde entier. Leur savoir-faire est transmis de mère en fille.

C’est donc à partir de la métaphore du tissage que Ahmed Farid Merini brode à son tour son essai. De cette expérience singulière, révélatrice d’un combat féministe, Ahmed Farid Merini étend le tissage à d’autres aspects des travaux de Fatema Mernissi, comme la langue qu’elle emploie dans ses écrits. “Elle avait cette manière de broder des mots, de tisser des liens entre la darija et le français, qu’elle insérait dans ses textes. Je pense au mot ‘Aït-débrouille’ par exemple. Ou alors, le mot ‘hudud’ (frontières, ndlr) dans Rêves de femmes : si elle l’avait écrit en français, il n’aurait sûrement pas eu la même portée”, estime Merini.

De la même manière que les tisseuses, Fatema Mernissi crée le langage de sa subjectivité. Les nombreux ateliers d’écriture qu’organisait la sociologue sont également analysés sous ce prisme-là par Ahmed Farid Merini : “L’atelier d’écriture est lui aussi un tissage singulier, composé d’un mouvement de déconstruction et de construction du lien”.

Page après page, la pensée de Fatema Mernissi devient alors un “patchwork”, comme le dit Ahmed Farid Merini, qui “navigue constamment entre les hudud du savoir”. En somme, Le fil invisible du féminisme offre un témoignage précieux sur des aspects inexplorés de la vie de Fatema Mernissi, entre méthodologie de travail, travaux inachevés et initiatives citoyennes qui n’ont pas toujours attiré l’attention des caméras.

Si son œuvre a été largement exploitée, diffusée et critiquée, de même que ses enquêtes sociologiques, les travaux de Fatema Mernissi auprès des tisseuses de Taznakht demeurent relativement méconnus. “J’ai également écrit ce livre pour approcher le lecteur de la personne de Fatema Mernissi, qu’il sache comment elle travaillait : d’une certaine manière, elle était toujours en train de vous tendre un fil. J’entends par là une piste de réflexion. Celui qu’elle m’a tendu était la question qu’elle m’a posée”, conclut le psychanalyste. Et vous, votre mère était-elle brodeuse ?

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