“Paradis” : Abdulrazak Gurnah revisite l’histoire de Youssef en Afrique de l'Est

Dans “Paradis”, roman finaliste du Booker à sa parution en 1994, le prix Nobel (2021) de littérature tanzanien Abdulrazak Gurnah éclaire l’Afrique de l’Est sous un jour douloureux.

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Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature 2021, est né à Zanzibar et vit au Royaume-Uni. Il est l’auteur de dix romans, dont Près de la mer (Galaade, 2006) et Adieu Zanzibar (Galaade, 2009). Crédit: DR

Yusuf a douze ans et encore l’insouciance de l’enfance. Quand ses parents lui annoncent qu’il va accompagner dans son voyage Oncle Aziz, il se réjouit, car il apprécie cet homme élégant qui ne manque jamais de lui glisser une pièce.

Il rêve d’expéditions à l’intérieur du pays, de l’océan, des montagnes, des lacs et des forêts. Il n’a jamais quitté la petite ville de Kawa où son père tient un hôtel, une affaire qui ne marche pas car les trains ne passent quasiment plus. Il ne pense pas à demander quand il reviendra, ni quel est le motif de ce voyage, ni “pourquoi tout avait été décidé si soudainement”.

Il ne comprend pas pourquoi les yeux de son père s’humectent en lui disant au revoir, ni pourquoi “dans ses recommandations, il était question de Dieu”. À aucun moment, Yusuf ne se doute qu’Oncle Aziz n’est pas son oncle. Ni qu’il est lui-même le rehani de son père: la caution d’une dette que son père ne peut pas payer à ce riche marchand. Un esclave.

Renoncer

Où est le paradis dans le monde implacable que dépeint Abdulrazak Gurnah ? Dans l’enfance, ce sont les rapts et la faim. À l’enfant qui gémit, sa mère rétorque “mange des termites”. Dans les voyages et les expéditions commerciales, c’est le danger des conflits, des bêtes sauvages et de la soif.

Dans la maison du marchand, les bons traitements n’empêchent pas d’être soumis à des règles strictes, qui définissent cette place inférieure. Yusuf est pris en charge par Khalil, un garçon plus âgé et dans la même situation, qui se charge de l’éclairer sur sa situation et de son apprentissage de l’arabe, de l’islam et des interdits – dormir dans la demeure, lever les yeux sur les femmes de la maison – mais aussi des dangers à éviter – suivre un parent pédophile, obéir aux demandes équivoques de la maîtresse.

Abdulrazak Gurnah revisite ici l’histoire de Youssef en reprenant les principaux motifs : la beauté du jeune homme, l’esclavage, le jardin prospère, la tunique déchirée par derrière. Pas de fin heureuse ici. C’est un monde de misère, de déchirements intercommunautaires, de prédation coloniale.

Paradis est le roman d’apprentissage de la déchéance. La prise de conscience la plus douloureuse est moins celle de son statut d’esclave, ou l’idée qu’on ne reverra jamais sa famille. C’est celle qu’on n’a jamais pris soi-même une seule décision pour soi, et que, même si on pouvait partir, on ne le fera pas, car on est devenu “un baiseur de mains”. À moins de s’enrôler dans l’armée allemande, alors que menace la Première Guerre mondiale. Quitter l’esclavage pour se faire chair à canon, est-ce là l’espoir d’une vie meilleure ?

Dans le texte, le départ

“Quand le moment du départ arriva, tout parut irréel à Yusuf. Il dit adieu à sa mère sur le seuil de la maison, et suivit son père et Oncle Aziz jusqu’à la gare. Sa mère ne l’avait pas embrassé, n’avait versé aucune larme comme il l’avait redouté. Il ne put se souvenir plus tard de ce qu’elle avait fait ou dit. Il se rappelait seulement qu’appuyée contre le chambranle de la porte elle avait l’air malade, épuisée, hébétée.

Quand il pensait à ce départ, l’image qui lui venait à l’esprit, c’était la route éblouissante et les deux hommes marchant devant lui. Un porteur les précédait, chancelant sous le poids des bagages d’Oncle Aziz. Li portait son petit ballot, contenant deux shorts, un kanzu encore tout neuf, étrenné à la dernière fête de l’Id, une chemise, un Coran et le vieux chapelet de sa mère.

Celle-ci avait emballé le tout, sauf le chapelet, dans un vieux châle dont elle avait joint les bouts en un gros nœud, et, avec un sourire, elle avait passé un bâton à travers ce nœud pour que Yusuf puisse porter son baluchon à la manière des porteurs.

Au dernier moment, elle lui avait furtivement remis le chapelet de grès. Il ne lui était jamais venu à l’esprit, ne fût-ce qu’un instant, qu’il serait peut-être séparé de ses parents pour longtemps, ou même qu’il ne les reverrait jamais.”