Ibn Toumert, à qui Rabat doit son essor, formulait cette prophétie : “Vous bâtirez une grande ville sur le littoral de cette mer (l’océan) ; ensuite vos affaires marcheront mal, et à la suite de divers soulèvements vous serez réduits à la possession de cette seule ville ; puis Dieu vous donnera la victoire, vos affaires se rétabliront et vous recouvrerez votre situation antérieure.”
Rabat n’a pourtant pas attendu les Almohades pour exister, même si c’est à cette époque qu’elle est devenue capitale. Son existence remonte aux Phéniciens, qui tenaient sur son actuel emplacement un comptoir. Elle se rêve aujourd’hui en “capitale moderne d’un Royaume millénaire”.
Rita Aouad et Guillaume Badoual racontent ce “surprenant destin d’une ville née à plusieurs reprises et en plusieurs endroits”. Ce troisième opus de la collection Parcours amoureux, portée par les éditions Bouillon de culture avec le soutien de l’Académie du Royaume du Maroc, s’intéresse donc à la “vénérable cité” qu’est la capitale, après sa jumelle rivale Salé et Agadir.
Originaire de Salé, Rita Aouad souhaitait en effet ne pas séparer les deux villes qui font partie “d’un même ensemble urbain”. Son projet était “d’accompagner la dynamique de rayonnement culturel qui porte Rabat”, mais aussi de “casser l’image première de “belle endormie”, de Washington du Maroc, de même que nous avions voulu casser l’image purement touristique d’Agadir” : “Nous montrons qu’il y a une vraie histoire, avec des turbulences et différentes renaissances, une très grande richesse historique et patrimoniale de cette ville qu’on réduit trop souvent à son charme.”
Une histoire mouvementée
Le parcours se fait en trois stations. La première étape est un voyage dans le temps et l’espace. Un récit érudit, appuyé sur des cartes et des témoignages anciens (Ibn Hawqal, Ibn Khaldoun, Hassan Al Wazzan, Al Bakri… jusqu’à Edith Wharton et Prost), glanés dans les collections des Archives du Maroc, de la bibliothèque royale et des archives diplomatiques de Nantes, pour retracer, en calques, en esquisses et en photos, la manière dont Rabat n’a cessé de “repousser ses limites”.
Au IIe siècle avant J.-C. Sala Colonia était tout à fait marginale sur le limes romain et tirait sa richesse “des liens entretenus avec les peuples non soumis” : fauves et éléphants étaient capturés et envoyés à Rome pour le cirque. “Comment une cité des confins devient-elle capitale d’un empire?”, s’interrogent les auteurs, la voyant devenir Ribat El Fath, la base des Almohades dans leur lutte contre les Barghawata.
Yacoub El Mansour, lui, la rêvait en “nouvelle Alexandrie”, mais le déclin almohade précipita sa chute. Hassan Al Wazzan, dit Léon l’Africain, en décrivit au XVIe siècle les ruines tandis que Salé prospérait. Sous les Mérinides, qui firent du Chellah leur nécropole, la ville acquit une aura spirituelle et on disait que ses visiteurs “vo(ya)ient leurs espérances se réaliser”, rapportait Ibn al-Khatib.
L’arrivée des exilés d’Andalousie, Hornacheros et Morisques au XVIIe siècle, marque le réveil de Salé-le-Neuf, rive gauche de la République du Bouregreg, stoppé par le tremblement de terre de 1755, mais aussi par la reprise en mains de la dynastie alaouite. À la moitié du XVIIIe siècle, Mohammed ben Abdallah aménage l’ensemble palatial qui deviendra le quartier de Touarga.
Au XIXe siècle, le nom de Ribat El Fath refait son apparition et les descriptions européennes mentionnent pour la première fois le nom de Rabat. Concurrencée par Essaouira et Dar al-Baida, Rabat se détourne de la mer et donne l’image d’une “ville encore paisible au milieu de ses vergers, mais déjà tournée vers l’intérieur du pays”.
Au XXe siècle, enfin, la ville est redessinée pour être une capitale coloniale – après discussion, car Fès était également une option
Au XXe siècle, enfin, la ville est redessinée pour être une capitale coloniale – après discussion, car Fès était également une option. Le plan d’aménagement de Prost assume le projet de ségrégation spatiale : “Que tous les monuments historiques et vestiges du passé soient conservés et préservés d’un contact trop direct avec les édifices modernes.”
Mais Rita Aouad et Guillaume Badoual relèvent les dynamiques sociales, économiques et politiques qui débordent ce dessein, avec la bourgeoisie qui quitte la médina, l’exode rural. Ville administrative et politique, Rabat est aussi une ville nationaliste, riche d’une vieille culture citadine et ouverte sur le monde, se développant par noyaux successifs.
La mémoire de la “culture hadria”
La seconde partie de cette promenade se fait au gré des “mots mémoire d’hier et d’aujourd’hui”, qui ressuscitent l’atmosphère particulière de la cité. L’abécédaire est lui aussi richement documenté : cartes postales, broderies, tapis, photos d’époque, affiches… “Nous avons beaucoup travaillé sur les archives familiales, explique Rita Aouad. Nous avons fait de belles rencontres avec des descendants de vieilles familles de Rabat qui retrouvaient leur passé en ouvrant pour nous leurs cartons de photos, en sortant la vaisselle des placards et en partageant de petits gâteaux rbatis. C’était très émouvant.”
On se promène à l’Agdal, à Akkari, dans le quartier Hassan où flotte un “parfum d’ancienne distinction”, jusque dans les façades de verre de Hay Riad, conçues dès les années 1970. On erre au Marché central et au regretté Café des Oudayas, on flâne dans les jardins, dans les cinémas, on se remémore le charme de l’ancienne gare de Rabat-Ville, les spectacles comme celui d’Oum Kalthoum au Théâtre Mohammed V ainsi que les écoles prestigieuses, l’institution Guessous, le lycée Gouraud, les collèges Moulay Youssef et Lalla Nezha, le lycée Descartes…
Rabat, c’est l’art du gharnati, c’est un parler particulier, où la confiture se dit elhouq, les briouates merchouqa et la jupe jeltita. C’est aussi une gastronomie, avec sa sauce “endeuillée” (marqat hzina), son migaz, sa boufertouna et sa herber…
Le jacaranda, originaire d’Amérique du Sud, a été acclimaté à Rabat pour donner “à ses avenues un air de Cape Town ou de Melbourne”
Rita Aouad confie son préféré parmi ce florilège de mots mémoire : jacaranda, pour rompre avec l’association quasi systématique des villes du Maroc à l’image du palmier. Le jacaranda, originaire d’Amérique du Sud, a été acclimaté à Rabat pour donner “à ses avenues un air de Cape Town ou de Melbourne” et inspirer un merveilleux recueil au poète Abdellatif Laâbi (Amour Jacaranda, 2014).
Distinguée et secrète, Rabat inspire la rêverie. C’est ainsi que l’appréhende Henri Bosco: “Rabat est une ville du sommeil”, une ville où l’on somnole, au sens où l’on se laisse aller au charme de la rêverie. Et d’invoquer l’air marin et les horizons qui n’ont pas manqué de contribuer à sa réputation de “belle endormie”.
Sans cette grille de lecture propice à la délicatesse, la comparaison avec Casablanca est fatale. Les Guides bleus de 1966 notaient que “Rabat est restée une ville d’aspect provincial.” Et l’entrée “Rabat by night”, assortie de la reproduction des enseignes de quelques night-clubs imposent aux auteurs cette précision : “Parler de vie nocturne de Rabat pourrait passer pour un paradoxe. Un Casablancais ou un Tangérois décriraient volontiers la capitale comme observant une sorte de couvre-feu à partir de la fermeture des ministères.” Si elle est nocturne et festive, c’est donc dans la confidentialité…
Transformer la perception
C’est justement sur cette image, bien ancrée, de “belle endormie” que Rita Aouad et Guillaume Badoual souhaitent faire revenir leurs lecteurs. La dernière étape de ce parcours sillonne une ville moderne, en chantier, une ville de grands projets, comme le théâtre de Zaha Hadid, le pont Hassan II, la Bibliothèque nationale, la tour Maroc Telecom.
Ici, c’est Guillaume Badoual qui nous convie à une promenade d’une journée, du lever au coucher du soleil, en s’interrogeant : “Quand sait-on qu’on est à Rabat – qu’on lui appartient ?” Il ne donne pas de réponse, mais observe les portes de la médina, les patios des grandes maisons – Dar Bargach, Dar El Mrini, Dar Mouline –, regarde amoureusement les étals de produits artisanaux, les marchés (“qui prétendrait connaître et aimer une ville sans fréquenter ses marchés?”), s’attarde devant le dragonnier d’un jardin, devant une mosaïque Art déco. Ces petits textes subjectifs, dialoguant avec les photos, installent en douceur ce paysage urbain nouveau.
“Nos livres donnent à voir plutôt qu’ils portent un discours sur un projet urbanistique. Le lecteur peut ressentir les tensions, mais notre approche est empathique”, explique Rita Aouad, en se demandant “ce qu’en penseront les gens du futur”.
“Il n’y a pas eu de rupture après l’indépendance, comme au Brésil ou en Côte d’Ivoire où il y a eu une volonté de rompre avec les géographies coloniales. Le passé colonial est présent et mis en valeur à Rabat”
Ce qu’elle retient, c’est la continuité historique et l’héritage assumé : “Il n’y a pas eu de rupture après l’indépendance, comme au Brésil ou en Côte d’Ivoire où il y a eu une volonté de rompre avec les géographies coloniales. Le passé colonial est présent et mis en valeur à Rabat, et cela donne un bloc urbanistique unique dans le centre-ville.”
En fin de journée, “la lumière se fait plus douce sur le parvis de la nouvelle gare de l’Agdal. En déclinant, elle s’irise des embruns de l’Atlantique”, écrit Guillaume Badoual. La promenade continue dans le leporello, joint à l’ouvrage, comportant les miniatures de Mohamed Haïti. La tonalité délibérément intimiste invite les lecteurs à “tricoter eux aussi leur histoire à partir du livre.”