Douz, dans le sud de la Tunisie, 28 décembre 1983.
Des femmes coupent des oignons, utilisés comme masques à gaz improvisés par les manifestants qui protestent contre l’explosion du prix des denrées alimentaires de base. Sur injonction du FMI, le gouvernement a supprimé les subventions aux produits céréaliers. Du 30 décembre 1983 au 6 janvier 1984, le pays s’embrase. Les Émeutes du pain sont réprimées dans le sang.
Pendant ces journées tragiques, une radio pirate sème la confusion dans les forces de l’ordre, qu’elle nargue en diffusant de fausses informations. Cette voix mystérieuse devient vite une légende urbaine. On l’appelle Chbayah, en référence à Casper le gentil fantôme.
“Pour qui roule le fantôme ?”, s’interrogeait Aziz Maarouf, en janvier 1984 dans Jeune Afrique, insistant sur ses pitreries : “Aux policiers qui informent leurs chefs qu’ils ont faim et qu’ils attendent le casse-croûte, Chbayah répond sarcastique : ‘Voyez le préfet, il vous prépare un méchoui.’ Lorsque l’ordre de tirer sur les manifestants est donné, Chbayah déverse simultanément sur les ondes des versets du Coran sur le thème : ‘Ne tuez pas vos frères.’ Aux officiers de police qui signalent des attroupements au quartier général, Chbayah lance : ‘Va te faire voir, indicateur !’”
L’identité de Chbayah n’a jamais été révélée, et c’est cette histoire qui a inspiré le dessinateur Seif Eddine Nechi et le scénariste Aymen Mbarek. Les deux piliers du collectif tunisien de bande dessinée Lab619 et du blog soubia.com n’en sont pas à leur première collaboration : ils ont remporté le prix du meilleur roman graphique numérique au CairoComix 3 en 2018 pour Bombyx Mori.
Une révolte tunisienne, la légende de Chbayah est leur premier album long format publié en papier, qui paraît en arabe en Tunisie et dans la traduction française de Marianne Babut chez Alifbata. Un coup de maître.
Résonances avec 2011
En fin d’ouvrage, la trajectoire d’une balle, ponctuée d’éclats sanglants, porte la chronologie des événements, établie d’après le rapport de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Mais, même si elle inspirée de faits réels, dont Seif Eddine Nechi a un souvenir traumatisant – il confiait à son éditrice Simona Gabrieli que les bruits d’hélicoptère l’obsèdent encore aujourd’hui –, cette bande dessinée est une fiction.
Pour lui comme pour Aymen Mbarek, qui évoque la figure de son grand-père, Chbayah est un joyeux attelage. Il y a un vrai fantôme, celui d’un homme assassiné par un sniper à Douz ; il y a un petit garçon devenu manchot suite à un accident de la circulation ; et il y a son grand-père, un facétieux réparateur de radios. Et il y a surtout “ce fabuleux appareil”, un talkie-walkie américain SR300 qui date de la Seconde Guerre mondiale.
Le fantôme et le grand-père sont très critiques sur la fin de règne de Bourguiba. “Vous acceptez d’être gouvernés par un mégalomane sénile… Voilà le résultat”, peste ce dernier. “C’est la révolte des misérables contre le pouvoir. Celle d’une jeunesse désespérée contre la répression policière !”, explique le fantôme à l’enfant. Et de l’admonester : “Tu es bien vivant… Mais comme la plupart des damnés de ce pays, tu as choisi de céder.”
À travers ces trois personnages, les auteurs esquissent un portrait de la société tunisienne, efficace mais tout en finesse. “Je ne suis pas aussi sénile pour gober leur propagande”, rétorque le grand-père à son fils, qui est policier. Son ami coiffeur ricane en lisant la presse, dans son salon vide tant la crise est dure : “Selon les journaux, notre économie n’a jamais été aussi prospère…”
Alors qu’on tire à balles réelles, qu’on torture et que le Premier ministre Mohamed Mzabi déclare : “Ceci n’est pas une insurrection. Le laxisme en matière de sécurité a créé un vide dont ont profité des gangsters pour violenter, piller et même tuer plusieurs de nos concitoyens innocents”, un policier essuie une larme : “Sale boulot”.
Seif Eddine Nechi et Aymen Mbarek passent le cap du long format avec une intrigue et une palette graphique parfaitement maîtrisées. La narration de ces événements historiques prend la forme d’un drame familial, enrichi de flashbacks de la Seconde Guerre mondiale – le grand-père est un héros de la bataille du Belvédère –, aux mouvements syndicalistes de 1946, et d’allusions à la présence italienne en Tunisie.
Les choix esthétiques correspondent à cette complexité : des traits nerveux à la tablette pour la première partie sur les événements de Douz, puis aquarelle et feutre, et aquarelle pure dans des tonalités de gris, d’ocre ou de vert selon la période évoquée, pour les flashbacks.
Le récit est ponctué, à divers endroits, par des planches muettes montrant une vipère attrapant une grenouille avant d’être attrapée par un petit garçon, des planches en contrepoint au récit principal qui en soulignent le caractère angoissant et répondent à celles des scènes de désolation dans la ville occupée.
Le parallèle entre ce que racontent Seif Eddine Nechi et Aymen Mbarek et la révolution de 2011 est frappant. Qu’il soit intentionnel ou pas, “c’est la première fois que le régime a cédé devant la révolte de la rue”, relève Simona Gabrieli, leur éditrice. La radio, notamment, n’est pas sans évoquer le rôle des téléphones portables et des réseaux sociaux un quart de siècle plus tard.
La dernière blague de Chbayah, le 6 janvier 1984, après l’annulation de l’augmentation par le gouvernement, résonne d’autant plus en écho avec 2011 : “Mohamed Mzali a fui le pays !” Enfin, en rangeant sa radio dans sa cachette, le grand-mère a des accents prophétiques : “On aura certainement besoin de toi encore…”
Passeuse de complexité
Avec cette publication, la dixième de son catalogue, Alifbata s’affirme comme l’incontournable éditeur de la bande dessinée arabe en français. Cette structure associative, créée en 2012 pour organiser des ateliers pédagogiques d’alphabet et de calligraphie, est née de la volonté de sa fondatrice de faire connaître d’autres voix sur le monde arabe.
Après des études de langues et littératures française et arabe à Bologne, Simona Gabrieli se spécialise dans l’étude du monde arabe et l’islamologie. Elle s’installe à Marseille pour y faire un master en médiation interméditerranéenne et se lance dans des projets interculturels pédagogiques.
“Je m’intéressais à la place octroyée en France à la langue arabe et aux contenus pédagogiques pour aborder le Maghreb dans les programmes scolaires. Il y avait peu d’outils, véhiculant souvent des représentations stéréotypées. D’où ma volonté de donner à voir plus de complexité.” Elle commence avec Les aventures de Joha, livre trilingue arabe, français et italien réalisé sur la base d’ateliers avec des enfants d’Agadir, Catania, Marseille et Oran, et la conteuse Catherine Gendrin.
La découverte des Carnets d’Orient de Jacques Ferrandez sur l’Algérie coloniale, lui montre le potentiel de la bande dessinée pour faire sortir de niches de spécialistes des sujets comme l’histoire et la sociologie…
Quelques années plus tard, elle traduit Laban et confiture de la Libanaise Léna Merhej. “À l’époque, à part Zeina Abirached, qui est francophone, chez Cambourakis, aucun éditeur ne publiait de bande dessinée arabe et, plus généralement, il y a peu de traductions de l’arabe. J’ai voulu faire ce pas de côté avec l’association pour faire entendre quelque chose d’autre, ce qui est destiné aux arabophones. Pour moi, c’est un positionnement politique.” C’est le premier né d’Alifbata en 2015.
La maison commence fort, en 2016 avec Ça restera entre nous/ Khalf al bab, un ouvrage coédité en solidarité avec le collectif libanais Samandal, condamné à une amende de 20.000 dollars au terme de cinq ans de procès de censure, jalonnés de pressions. 26 auteurs du Maroc, de Tunisie, d’Égypte, du Liban, de France, d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne et des États-Unis contribuent à ce dossier spécial “Jeunesse, sexualité et poésie”.
La cartographie se poursuit avec Nouvelle génération: la bande dessinée arabe aujourd’hui, catalogue de l’exposition à la Cité de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême, trilingue arabe, français et anglais.
Le Liban est très présent dans le catalogue, grâce aux solidarités tissées et “du fait de l’excellente formation à l’Académie libanaise des Beaux-Arts”. Ainsi, en 2017, Barrack Rima lui confie Beyrouth, la trilogie, sur la mémoire de la ville, puis Dans le taxi en 2021.
Mais il y a aussi l’Algérie, avec Fatma au parapluie, de Mahmoud Benamar et Soumeya Ouarezki, en 2019, sur la culture orale de la Casbah d’Alger, le Maroc avec le chef d’œuvre de Mohamed Choukri, Le Pain nu, adapté par Abdelaziz Mouride, paru en 2020. “Le Pain nu est le premier livre que j’ai lu en cours de littérature arabe”, se rappelle Simona Gabrieli, au terme d’un marathon pour retrouver les ayant droits.
“Il y a peu d’albums produits dans le monde arabe dont je peux acheter les droits de traduction”, explique l’éditrice. D’où les ouvrages collectifs, dont Migrations, du Lab619, issu d’une résidence à Tunis sur le thème “Dessiner l’exil”, paru en 2021.
“Ce sont des lieux d’expérimentation pour la bande dessinée adulte et la forme courte est la seule réalité commune pour ces auteurs qui n’ont pas d’éditeurs pour les produire et qui doivent en plus gagner leur vie à côté. Mais en France, les collectifs sont moins vendeurs.”
Sans parler de la diffusion dans le monde arabe… Malgré ces difficultés, Simona Gabrieli garde son cap : plus qu’une ligne graphique – même si elle estime devoir s’ouvrir au manga très en vogue chez les jeunes auteurs –, “publier des auteurs qui ont un regard sur leur société”.