“Orient” : les versants de l’amour de José Carlos Llop

Le dernier roman de José Carlos Llop 
plonge dans les méandres vénéneux 
de la passion et de la lassitude.

Par

De l’amour, des secrets, des lettres et des adultères.

Alors que son mariage a pris le tournant des silences annonciateurs d’une fin et qu’il vit, à la soixantaine, une passion pour son étudiante, un professeur de lettres avec des velléités d’être écrivain découvre, dans les papiers de sa mère décédée, une correspondance qui éclaire un pan caché de la vie de sa famille.

“Lorsqu’on est expulsé de soi-même tout en vivant dans un pays inventé – et la passion amoureuse est un pays inventé par le désir –, l’expulsion est double. D’une part, on doit abandonner son propre monde, celui qu’on a construit et par lequel on a été construit. D’autre part, la boussole qui permettait de s’aventurer en terra incognita se dérègle.”

La boussole des sentiments

C’est la littérature, de L’art d’aimer d’Ovide au journal d’Ernst Jünger et de Choderlos de Laclos à Greene, qui permet au narrateur de faire face à ce dérèglement, non pas pour l’endiguer mais pour en explorer avec délectation les mystères et les zones d’ombre.

Dans Orient, la boussole du genre littéraire oscille aussi entre roman et essai, tant s’imbriquent le récit personnel, la mémoire et les réflexions érudites. Les lettres font surgir les fantômes de l’histoire, les ombres du nazisme et du franquisme, dans une tonalité qui a fait comparer l’auteur à Patrick Modiano.

Il y a des personnages hauts en couleurs, comme la grand-mère Mettez-un Peu de Tout, expulsée de l’église pour avoir dit au prêtre : “À part voler et tuer, mettez un peu de tout et donnez-moi l’absolution, révérend ; je ne suis qu’un être humain, et nous vivons dans une vallée de larmes qu’il faut égayer un peu, vous ne croyez pas ?

José Carlos Llop, 
né à Majorque en 
1956, est poète et romancier, auteur notamment du Roman du siècle (Do, 2021).Crédit: DR

Si l’amour est associé “au désordre”, ce n’est pas l’inventaire des tromperies qui intéresse José Carlos Llop, mais leur principe. Le plus intrigant semble être la mort de l’amour, qui inspire à l’auteur des fulgurances de sensibilité sur l’apparition des silences et l’ouverture de ce simple fait d’autres possibles : “Tout le monde arrive blessé à l’état amoureux car tout le monde s’appuie ou vacille sur la blessure d’un autre amour.

Orient, c’est le merveilleux récit de ces mirages de l’amour, de ces jeux de masques et de dupes qui pensent pouvoir emplir le vide, le manque, l’absence. C’est la prise de conscience “de l’impossibilité de l’amour et de sa fiction”.

Et quand bien même… Les corps enlacés, les lettres et les souvenirs qu’on se ressasse…rappellent que c’est à cela que tient le sens de la vie : à ces sentiments aussi évanescents que ce reflet irisé d’une perle, aussi fragile que son éclat fugitif, qui a pour nom Orient.

Dans le texte : l’impossibilité de l’amour

“Je crois qu’il existe un point auquel seuls parviennent les amants et où l’impossibilité de l’amour devient tangible et établit entre eux deux un vide impossible à traverser. Quand on arrive à ce point surgit le désespoir sous sa forme physique et les amants se pressent contre le corps de l’autre comme s’ils allaient tomber pour toujours dans ce vide.

Ils s’étreignent et s’accrochent à pleines mains, tirent la chair aimée, la pénètrent avec les doigts pour palper ce vide dans l’autre corps, se mordent, giflent ou fouettent pour atteindre l’impossible et dans la croyance instinctive que la décharge électrique doit être plus intense et satisfaisante et que cela seulement pourra compenser la conscience de leur impuissance.

L’impuissance de savoir qu’ils ne seront jamais l’autre, que lui – ou elle – ne sera jamais soi. Aucun passeport ne permet de franchir cette frontière. De la même façon qu’il existe des vies parallèles, et pas seulement chez Plutarque, il y a des histoires d’amour parallèles, ou tout au moins des histoires d’amour dont la connaissance nous permet de nous approcher d’autres histoires dont nous ne savons rien.”