En quelque trois cents pages, Furies raconte l’histoire de ceux qui refusent de vivre au rythme des tirs d’artillerie, ceux qui sont convaincus que leur humanité mérite d’être préservée malgré toute l’horreur autour d’eux.
Dans un contexte de guerre qui ne diffère en rien de l’actualité, Assim est un pompier syrien qui tente tant bien que mal de sauver tous les blessés qu’il trouve sur son passage. Sa sœur, Taym, a fait partie de celles qui ont cru à la révolution, au début des années 2010, qui a résisté jusqu’à son dernier souffle, le jour de son mariage, où elle arbore une sublime robe blanche. C’est dans cette robe qu’elle est assassinée par l’état Islamique, pendant que son cortège traverse la ville.
Et parce que le deuil dépasse tous les hommes, le pompier qui sauve va se transformer en un fossoyeur qui enterre et déterre, avant de tenter de fuir vers la Turquie. Là-bas, il rencontre Bérénice, une jeune archéologue d’origine syrienne, convertie en trafiquante d’antiquités, et, surtout, en manque d’histoire d’un pays dont elle ne connaît pas grand-chose.
«Furies»
168 DH
Ou
Au-delà de l’horreur
“Je n’ai pas d’attache familiale avec la Syrie”, admet d’emblée Julie Ruocco, la primo-romancière, âgée de seulement vingt-huit ans, qui travaille au sein du parlement européen. Si la littérature française s’est par moments spécialisée dans le récit de guerre, elle a rarement dépassé le cadre spatio-temporel des deux Guerres mondiales.
Pour Julie Ruocco, ce décentrement vers le Moyen-Orient s’est opéré au gré du hasard, à travers un ensemble de “rencontres” personnelles et professionnelles. Comme ce qu’elle qualifie de “prise de conscience”, le jour où la commission des affaires juridiques du parlement européen reçoit une délégation de survivantes yézidies.
“Elles ont pris la parole pour témoigner tour à tour de ce qu’elles avaient vécu. En les écoutant, j’ai été prise d’un sentiment de honte, car je me suis rendu compte que je ne connaissais pas grand-chose à ce dossier. Sans avoir aucun projet d’écriture, encore moins littéraire, j’ai commencé à cumuler des recherches et notes sur le sujet”, se souvient-elle.
Près de deux ans plus tard, elle reconnaît des visages familiers en regardant le journal télévisé de 20 heures : “C’étaient les parents d’un ancien camarade de classe qui adressaient une lettre au président de la république, car leur fils s’était engagé dans les rangs de l’état Islamique”, retrace la romancière. Une claque. “On a beau recevoir des photos de presse et des ONG, suivre les informations, on a souvent tendance à croire que l’horreur qui se déroule en Syrie est loin de nous, que l’on en est séparés par des milliers de kilomètres. C’est faux. Il suffit d’un évènement pour faire exploser les temporalités et les distances, et pour voir s’imbriquer des mécanismes historiques et des trajectoires individuelles. Et c’est ce que je voulais raconter dans Furies”, confie Julie Ruocco.
Diplômée en sciences politiques et en droit international, Julie Ruocco retrouve dans le conflit syrien une continuité avec ses centres d’intérêt. Pour écrire Furies, Julie Ruocco ajoute aux recherches qu’elle a accumulées au fil des années de précieux outils de travail : rapports d’ONG, cartes, œuvres documentaires… “Nous vivons dans une époque où l’on a accès très facilement à énormément d’archives, de témoignages et de documents. Des réfugiés, partout dans le monde, racontent leur histoire”, nous dit Julie Ruocco.
Avant de nuancer : “Paradoxalement, on assiste à une banalisation de ce qui se passe dans cette région du monde, une mise à distance. En écrivant Furies, j’ai voulu souligner ce paradoxe.” Car si ce roman est un puissant hommage aux révolutionnaires, il s’adresse aussi à ceux qui détournent le regard.
D’une part, les puissances occidentales et leur posture attentiste, sévèrement critiquées dans le roman, sans pour autant verser dans le manifeste politique. D’autre part, tous ceux qui, à leur échelle individuelle, ne se sentent pas concernés par la guerre qui ravage des populations entières.
Parce qu’elle met en place une écriture très visuelle, Julie Ruocco force son lecteur à voir les images qu’il ne fait que survoler sur les réseaux sociaux et les chaînes d’informations : “La fiction est là pour dépasser la sidération, aller au-delà de l’horreur apparente, et de toutes les complexités géopolitiques qui peuvent entourer un tel sujet. Elle concrétise le récit, raconte avec des mots simples, donne des prénoms à des visages anonymes, écrit les histoires des images que l’on voit sur les chaînes d’informations”, poursuit l’autrice.
Raconter les vivants
Dans la mythologie grecque, les Furies sont trois déesses vengeresses qui infligent de terribles châtiments aux criminels. C’est là un puissant écho symbolique que Julie Ruocco met en place, puisque tout au long du roman, Bérénice porte un pendentif où est gravé le visage d’une Furie. L’ombre de celle-ci plane au-dessus de tous les personnages, tandis qu’ils sont confrontés tantôt à la mort, tantôt à la violence et l’indifférence.
Dans cette métaphore, on lit l’impunité de ceux qui tuent sans compter, mais aussi le besoin d’une nouvelle justice, pour et par les hommes. La tragédie syrienne s’inscrit alors dans un contexte universel et intemporel : qu’elle se déroule à Alep au XXIe siècle ou à Troie dans la Grèce Antique, la guerre est la même, semble nous signifier Julie Ruocco entre les lignes.
“Je voulais créer des points de résonance entre la situation particulière qui se déroule aujourd’hui et toutes les autres cités qui ont été détruites par la guerre depuis le début de l’humanité. Malgré les variations historiques et géographiques, le mécanisme de la guerre a toujours été le même”. Et d’ajouter : “Je ne voulais pas présenter la guerre comme un moment d’éclat, un instant particulier où se déchaîne une exaltation de violence, car je ne pense pas que cela en soit un, mais plutôt comme un continuum”.
Sous le bruit assourdissant des tirs et des corps qui s’écrasent au sol, Furies donne à entendre les cris de guerre des femmes qui ont fait la révolution, se battent aujourd’hui pour la paix, et évacuent des milliers de Syriens dont la vie est menacée. Elles se trouvent dans le Rojava, région rebelle et autonome dans le nord de la Syrie. Elles s’appellent Rokkan et Bahia.
Le roman est par ailleurs dédié à Razan Zaitouneh (avocate syrienne et militante des droits de l’homme, portée disparue depuis 2013, ndlr) et à “toutes celles qui ont fait la guerre à ses côtés”. “Ces femmes ont pris les armes, sans prendre l’orgueil de la violence”, nous dit Julie Ruocco.
“Ce qui est formidable, c’est la volonté des femmes kurdes de déconstruire le rôle des genres, d’autant plus qu’on a souvent l’impression que c’est un concept occidental. Ces femmes-là font l’expérience politique de déconstruction de la violence dans un environnement qui y est confronté tous les jours. C’est encore plus beau et plus radical comme geste”, poursuit-elle.
A leur manière, tous les personnages féminins de Furies sont des héroïnes
En rencontrant ces femmes, Bérénice en devient une autre. “Plus jamais elle ne pourra prononcer le mot paix, le mot justice, sans éprouver de honte”, écrit la narratrice. A leur manière, tous les personnages féminins de Furies sont des héroïnes. Des liens invisibles se dressent entre Taym, qui a été au cœur de la révolution et qui est morte pour ses convictions, et Bérénice, qui n’a connu ni la Syrie, ni la révolution, mais qui, par ses origines et l’histoire de sa famille, est porteuse de l’héritage de ce pays.
Et si la violence est une réalité, les personnages de Furies refusent de l’accueillir comme une fatalité. La résistance morale devient une arme en elle-même. Lorsque Assim devient faussaire pour réaliser de faux passeports, il donne une nouvelle identité à ses clients en les nommant en hommage à ceux qui sont morts et qu’il a dû enterrer dans sa vie antérieure de fossoyeur: une nouvelle vie est alors possible.
C’est ainsi que Furies joue avec la mort, déjoue ses pièges, et place l’écriture dans un processus de résurrection, sans pour autant tomber dans un idéalisme naïf. “Il y a une vérité personnelle du malheur qu’il faut respecter”, peut-on lire. Au fur et à mesure des pages, cette ode à la résistance se lie intimement à la question de la transmission : ce n’est qu’en transmettant les convictions qui ont porté un combat que l’on se souviendra de ceux qui sont morts pour ce combat.