“Malaise dans la société” : Un certain Monsieur Jibril

Tout juste paru aux éditions Le Fennec, Malaise dans la société est un recueil d’articles qui regroupe quarante ans d’actualité vue par Mohamed Jibril. L’occasion de (re)découvrir un grand journaliste, rescapé de “Lamalif”, qui 
n’a rien perdu de ses engagements sociaux.

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Dans son recueil, Mohamed Jibril propose une sélection de l’actualité sociétale marocaine, du milieu des années 1970 jusqu’à la fin des années 2010. Crédit: DR

Dans le milieu, le nom du journaliste Mohamed Jibril sonne familier. Pour autant, rares sont ceux qui parviennent à lui accoler un visage. D’autres le confondent aisément avec Talha Jibril, son confrère soudanais correspondant au Maroc, connu pour avoir interviewé Hassan II.

C’est qu’en plus d’être particulièrement discret, Mohamed Jibril porte derrière lui près d’un demi-siècle de journalisme. Après un bref passage par feu Maghreb Informations, sa carrière décolle dans la revue Lamalif, deux ans après sa création, à la fin des années 1960. Une longue aventure dans laquelle Mohamed Jibril s’embarque auprès de Zakya Daoud, et qui durera jusqu’à la fermeture du mensuel, en 1988.

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Par la suite, le journaliste continuera d’écrire pour différents supports, à coups de longs articles qui prennent souvent l’allure d’analyses sociétales particulièrement rigoureuses, dignes d’un chercheur aguerri.

Un journaliste est-il intrinsèquement un intellectuel, demande-t-on à Mohamed Jibril ? “Tout dépend de ce que l’on entend par intellectuel. Mais je pense que le journaliste se doit d’avoir le souci d’une réflexion argumentée, ainsi qu’un engagement auprès du modèle de société auquel il aspire”, répond-il.

Entre portraits, reportages, chroniques, critiques et articles, Mohamed Jibril s’est essayé à tous les genres journalistiques. En 2021, il a décidé de regrouper quarante ans de journalisme dans un recueil, tout juste paru aux éditions Le Fennec, sous le titre de Malaise dans la société. Ce recueil, préfacé par le politologue Mohamed Tozy — qui ne cache pas son admiration pour le journaliste —, propose une sélection panoramique de l’actualité sociétale marocaine, du milieu des années 1970 jusqu’à la fin des années 2010.

Jibril, Chaoui et Abu Nadar

Lorsque nous rencontrons Mohamed Jibril dans un café casablancais, la discussion commence à bâtons rompus : Covid-19, littérature, cinéma, réforme de l’éducation nationale… Enfin, on y arrive : journalisme.

Et c’est à la fois avec beaucoup de cœur et de recul que Mohamed Jibril évoque l’essentiel de sa carrière. Après des études à Moscou, dans une faculté de lettres qui préparait au journalisme, Mohamed Jibril s’installe de nouveau au Maroc et entame sa collaboration avec Lamalif en tant que pigiste.

“Dans le contexte de l’époque, c’était le meilleur support pour quelqu’un qui voulait dire ce qu’il pense, et qui voulait faire du vrai journalisme”

Ce n’est qu’en 1978 qu’il intègre la rédaction à temps plein, pour laquelle il continuera d’écrire jusqu’à sa disparition. “Dans le contexte de l’époque,  Lamalif était le meilleur support pour quelqu’un qui voulait dire ce qu’il pense, et qui voulait faire du vrai journalisme”, dit-il, en référence aux années de plomb. Entre longs formats et réflexions intellectuelles argumentées, Mohamed Jibril s’y forge la réputation d’un journaliste polyvalent et particulièrement perspicace, adepte de ciné-clubs, et tout aussi à l’aise en société qu’en politique et culture.

Après Lamalif, le journaliste participe à la création de la revue Rivages, destinée aux Marocains résidant à l’étranger: “C’est à cette période que je me suis le plus intéressé à toutes les questions relatives à l’immigration”. Dans la foulée, il contribue aussi à des titres comme La Gazette, La Revue Noire, ou encore Le Magazine littéraire du Maroc.

La carrière de Mohamed Jibril décolle dans la revue Lamalif, à la fin des années 1960. Une aventure qui durera jusqu’à la fermeture du mensuel, en 1988.

Ceux qui ne reconnaîtront pas le nom de Mohamed Jibril auront peut-être en tête l’un de ses multiples pseudos : Abu Nadar, Mohamed Laaroussi, Mohamed Chaoui… Autant d’alias qui renforcent la discrétion de ce journaliste. “C’était assez courant comme procédé”, admet Mohamed Jibril. “D’abord, c’est parce qu’on n’était pas nombreux, on n’allait tout de même pas signer tout un numéro avec le nom de deux journalistes”, s’amuse-t-il.

Rien à voir avec le contexte répressif des années de plomb ? “Il est vrai que j’employais le pseudo d’Abu Nadar pour signer des articles assez subjectifs, assez nuancés, que Jibril ou Chaoui n’auraient pas signés”, concède-t-il. Au-delà d’un trait de caractère, il doit aussi sa discrétion, à ce jour encore entretenue, à ce qui semble être une ambiance collective : “C’est l’état d’esprit dans lequel on était, c’était pratiquement une règle morale et éthique : le journaliste n’était pas censé se mettre en avant. On ne parle pas de soi, mais des autres, de la société”.

S’il a écrit pour de multiples supports, on s’étonne de constater que l’écrasante majorité des articles qui figurent dans Malaise dans la société soient extraits de Lamalif et Dimabladna (portail en ligne d’information fermé en 2017), leurs dates de publication respectives se situant aux antipodes de la période d’activité du journaliste.

Une manière de marquer un certain contraste dans l’évolution de l’actualité sociétale du royaume ? “Tout à fait. L’idée était de dresser une sorte de tableau comparatif, et de mettre en relief la rupture ou, au contraire, la continuité de certaines problématiques sociales qui, finalement, perdurent depuis les années 1970”, explique Mohamed Jibril. “Il y a des évolutions, des stagnations, mais aussi plusieurs régressions, notamment avec la montée du conservatisme qui se doit d’être restituée dans un certain contexte”, étaye-t-il.

Passion société

“Par la force des choses, l’essentiel de mes papiers était politique“

Mohamed Jibril

“Par la force des choses, l’essentiel de mes papiers était politique”, confie Mohamed Jibril, contrairement à ce que laisserait penser Malaise dans la société. “A Lamalif on était peu nombreux, et donc obligés d’être polyvalents dans une revue généraliste. Je crois que si j’avais pu, j’aurais préféré me concentrer sur des sujets culturels et sociétaux”, poursuit-il.

C’est peut-être pour cette raison que son recueil présente une sélection d’articles dont l’ADN est profondément social. “A l’époque, les sujets de société, au-delà de leur importance propre, étaient une façon d’écrire entre les lignes. C’est-à-dire, aborder des questions qui auraient été jugées provocatrices si elles avaient été formulées de façon plus frontale”, retrace Mohamed Jibril.

A la manière de précieuses archives, les articles de Mohamed Jibril, s’ils ne servent plus l’actualité chaude, documentent aujourd’hui l’histoire. Ainsi, ils nous renseignent sur ce que de jeunes Marocains, âgés entre 12 et 17 ans, auraient souhaité faire avec un million de dirhams en 1978, l’hystérie collective ambiante à l’annonce d’une fausse rumeur de tsunami en 2006, la réception critique de la pièce de théâtre Jilali Travolta de Larbi Batma en 1982…

De manière plus structurelle, le recueil parvient à mettre en relief la continuité d’un ensemble de maux sociétaux. “On peut supposer que le temps sociétal n’est pas le même que le temps politique. Je veux dire par là que les problèmes de société sont les plus coriaces, et qu’ils évoluent difficilement. Cela ne veut pas dire que tout est figé. Le regain du conservatisme peut être perçu comme le contrecoup d’une évolution qui a lieu ailleurs”, nous explique le journaliste, muni de sa casquette d’analyste.

Finalement, la manière avec laquelle les gens évoluent concrètement est souvent très différente des préceptes idéologiques qu’ils mettent en avant”, observe-t-il, en référence à la fameuse schizophrénie attribuée aux Marocains.

“C’était parce qu’on évoluait dans un contexte qui limitait énormément la liberté d’expression qu’on était forcés de donner plus dans notre travail. Parce qu’elle était interdite, c’était une liberté qu’il fallait chaque jour conquérir et incarner”

Mohamed Jibril

Force est de constater que les longs articles de Mohamed Jibril, du haut de leurs 30.000 signes, structurés à la manière d’un ouvrage universitaire, trouveraient difficilement leur place dans le paysage médiatique actuel. “Pour autant, je suis persuadé qu’il continue d’exister un lectorat pour ce genre de format”, poursuit celui qui espère assister à la naissance d’une nouvelle dynamique médiatique, celle des années 1970, malgré la répression dont elle était l’objet.

C’était parce qu’on évoluait dans un contexte qui limitait énormément la liberté d’expression qu’on était forcés de donner plus dans notre travail. Parce qu’elle était interdite, c’était une liberté qu’il fallait chaque jour conquérir et incarner”, confie Mohamed Jibril, avec une pointe de nostalgie. Sa plume étant très estimable et ses observations d’une grande acuité, on espérerait la voir se réincarner. De là à lui imaginer une seconde vie de romancier ? “En tout cas, j’ai beaucoup de notes”, sourit-il, énigmatique.