“Les chichas de la pensée”, l’agora enfumée

Le premier collectif des chichas de la pensée explore les tréfonds de ce lieu où se construit le commun.

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Le bar à chicha manque à la littérature française”, martèlent en préface Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, les Kids du Bondy Blog et coauteurs d’un roman et de documentaires. Or c’est un “refuge d’idées, d’histoires, de contes, de rêves”, une “arène politique et sociale”, un endroit où inventer le commun.

D’où cette collection, “Les chichas de la pensée”, portée par l’association Les Nouvelles vagues et les éditions Kulte, qui a donné lieu aussi à un podcast et, en octobre dernier, à un festival à Pantin, en France. Dans ce livre, cinq voix importantes de la littérature française contemporaine construisent, en fiction, cet espace public à tort peu reconnu et l’élèvent à la dignité littéraire du café du commerce et du bar glauque.

Penser dans les volutes

Les bars à chicha des romanciers Karim Kattan, Faïza Guène et Fatima Daas, du dramaturge Mohamed El Khatib et de la poétesse Sonia Chiambretto sont très différents mais sont les matrices d’un regard sur la société. Pour Faïza Guène, c’est un lieu triste et glauque propre à des rencontres sinistres, pleines de regret et d’un sentiment de gâchis.

L’autrice de Kiffe kiffe demain (2004) et de La Discrétion (Plon, 2020, Prix Maryse Condé) y situe “Le réal de Majid”, ce frère “voleur de vie d’autrui” à cause de qui une femme connaît la suprême humiliation : “Des hommes m’ont fouillée au parloir et j’ai appelé un homme ‘maître’, j’ai dit ‘merci maître’.

Chez Fatima Daas, très remarquée pour La petite dernière (Noir sur blanc, 2020), c’est un lieu où l’on s’observe. “Goût exotique” est plein de jeux de regards, de miroir, de faux-semblants, d’apparences trompeuses et d’attentes déçues.

Karim Kattan, qui vient de recevoir le prix des Cinq continents de la francophonie pour Le Palais des deux collines (Elyzad, 2021), voit dans le bar à chicha le lieu morbide d’une ségrégation sexuelle insupportable. “Dans la nuit des hommes”, c’est un rendez-vous manqué, c’est l’horreur de l’assignation à ce que l’on n’est pas, et l’obligation de s’asseoir parmi “ces hommes silencieux, yeux mi-clos, des grenouilles ivres mortes”. “Se retrouver là bas. Quelle idée pourrie. (…) Dégueulasse, cette fumée poisseuse et sucrée”.

Pour le dramaturge Mohamed El Khatib (La Dispute, prix du temps retrouvé 2020), la devise est “Dieu, la Patrie, la Chicha” : sur un ton ironique, il rappelle que “le Maroc doit beaucoup au Rif, et notamment l’invention de la chicha. Invention ou importation du concept, mais qu’importe, ce qui compte, dans l’histoire de l’art, ce n’est pas l’idée mais sa réalisation.”

L’ancêtre du bar à chicha était un véritable salon littéraire et politique. Enfin la poétesse Sonia Chiambretto, autrice du poignant Polices (L’arche, 2019), voit dans “La mouette” un lieu de possibles traductions et de paroles libres, à l’opposé des espaces convenus des festivals littéraires. Et votre bar à chicha à vous, comment est-il ?

Dans le texte.

Mohamed El Khatib, salons rifains

Mohamed El Khatib est dramaturge, auteur notamment de Corinne Dada, Stadium, C’est la vie. Il a reçu le prix du Jeune Théâtre de l’Académie française en 2018.

“Les salons à chicha de mon grand-père n’ont pas résisté aux fermetures administratives, malgré la capacité paradoxale des autorités locales à considérer la corruption comme hypothèse de dialogue au sein du répertoire d’actions de la gendarmerie nationale. Il a dû se résigner à cultiver des chichas clandestines sur les plantes escarpées accessibles uniquement à dos d’âne. Les guerres d’usure successives menées par le gouvernement ont eu raison des velléités militantes des derniers Rifains actifs. Ces espaces sont alors devenus non plus les comptoirs d’avant-garde intellectuelle et militaire qui avaient fleuri, mais de simples lieux festifs où la consommation de mélasse sucrée s’est muée de chicha à haschisch, le verlan étant une invention également rifaine. Les conséquences de cette inversion des syllabes entraîna une confusion jusque dans la consommation du kif, la résine de cannabis se voyant coupée avec de la mélasse pour leurrer les touristes français qui, dès lors qu’ils avaient un doute sur la nature de la drogue, avaient droit à “c’est kif-kif mon frère”, sous-entendu “c’est kif-kif bourricot”, et, dans cette affaire, on ne sait que trop qui est l’âne. ”