Driss Ksikes : “Le 20-Février continue d’exister comme un état d’esprit”

Dans “Les sentiers de l’indiscipline”, essai paru en novembre 2021 aux éditions En Toutes Lettres, l’universitaire, romancier et dramaturge revient sur la notion d’indiscipline qui traverse tous les pendants de la société.

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Driss Ksikes explore un ensemble de thématiques sociales où se niche la frontière entre discipline et indiscipline. Crédit: TNIOUNI/TELQUEL

Je ne crois pas que ce soit un statut dont on doit se revendiquer”, répond Driss Ksikes lorsqu’on lui demande s’il se dit lui-même indiscipliné.

Dans Les sentiers de l’indiscipline, c’est à sa propre subjectivité qu’il laisse libre cours, sans pour autant se défaire d’une rigueur académique. Un entre-deux qui se rapproche finalement de la définition qu’il fait de l’indiscipline.

En partant d’une notion tout à fait abstraite, Driss Ksikes parvient à explorer de manière transversale un ensemble de thématiques sociales concrètes, où se niche la frontière entre discipline et indiscipline.

En écrivant “Le métier d’intellectuel” en 2015, imaginiez-vous déjà un élargissement de cette réflexion dans un autre essai ?

Le point de départ de ce travail, mené en complicité avec Fadma Aït Mous, provenait essentiellement d’une phrase que l’on entendait beaucoup après 2011: “Où sont passés les intellectuels ?

Nous nous sommes rendu compte alors qu’il y avait un paradoxe : au moment où les gens s’autorisaient d’eux-mêmes, où il y avait une sorte d’horizontalité, nous constations l’attente classique d’un intellectuel qui serait diseur de vérité, avec une parole providentielle, verticale, qui viendrait orienter les autres.

L’idée de faire ce livre sur les indisciplinés m’est venue bien plus tard. Je me suis rendu compte, après coup, qu’il s’agissait au fond de repenser le rôle de l’intellectuel organique, et de regarder du côté de ce que j’appelle les “connecteurs organiques”, qui ont la capacité d’être entre les espaces de savoir, d’art et d’action, et qui parviennent modestement, à leurs niveaux, à relier ce qui est disloqué dans la société. I

l y a toujours eu de telles personnes qui ont su faire des pas de côté, et que l’on ne qualifie pas toujours d’intellectuels, parce qu’ils ne sont pas nécessairement des “sachants”.

Dans ce nouvel essai, on sent de prime abord une volonté de décharger toute la connotation péjorative qui peut être associée à l’indiscipline…

Effectivement, le point de départ était de se demander si nous étions obligés de penser l’indiscipline comme une négation, un rejet et un refus de discipline. Dans son élan initial, l’indiscipline peut être réduite à cela.

Mais lorsqu’on la pense de manière plus large, comme un cheminement et non seulement comme un geste ponctuel, on parvient à la percevoir comme un processus de décentrement nécessaire, d’élargissement de la discipline comme champ de savoir restreint et de dépassement de la discipline comme obéissance subie.

Elle devient alors une manière d’être soi-même, singulier, plus proche de soi et attentif à ce qui advient, non limité par une règle donnée.

Dans cet essai, vous vous éloignez particulièrement de la structure classique de l’essai universitaire…

J’ai écrit ce livre comme un essai littéraire, donc une tentative de comprendre le sens des choses à partir de ma propre sensibilité et de mes lectures. Depuis Montaigne, l’idée de partir de soi et de sa subjectivité pour regarder le monde a été déterminante. Il fallait donc partir de ce qui m’a amené personnellement à interroger cette question-là.

J’ai voulu chercher dans ma manière d’écrire plusieurs modalités : le dialogue, le carnet de bord, le portrait, la réflexion libre… J’ai voulu par cette variation écrire l’indiscipline de manière indisciplinée.

“La littérature est par essence hors des cadres disciplinaires. Elle autorise la création de liens improbables entre le 
monde des idées, des affects et du rêve”, 
explique-t-il.

Dans le monde entier, différents moyens sont employés pour astreindre les populations à la discipline. Dans le contexte actuel de notre société, comment s’y prend l’état ?

“ Il ne faut pas croire que tous les éléments de la discipline sont négatifs: par exemple, l’autodiscipline est formatrice, mais la surobéissance est aliénante”

Driss Ksikes

La discipline est à double tranchant, car elle est à la fois imposée et intériorisée. Il faut donc se poser la question dans les deux sens. Il ne faut pas croire que tous les éléments de la discipline sont négatifs: par exemple, l’autodiscipline est formatrice, mais la surobéissance est aliénante.

De même, l’autorité est nécessaire pour structurer nos vies en société, mais c’est une discipline régie par des valeurs d’équité. Or, lorsqu’elle devient autoritarisme, elle se transforme en une injonction injustifiée ou arbitraire.

Dans le domaine du savoir, nos universités sont trop cloisonnées et démunies en termes d’ouverture sur la société, sur l’imaginaire et les arts. On en arrive à des disciplines académiques très limitatives qui mettent des œillères aux apprenants. La réalité est un océan, et souvent, on la regarde à travers une grille, ce qui réduit énormément notre vision des choses.

De même, en matière de religion et en lien avec l’espace public, dès qu’un régime de vérité devient prépondérant et objet de pouvoir, les gens sont amenés à accepter une règle sans pouvoir l’interroger ou la critiquer. Du coup, tous ceux qui croient autrement, différemment, sont exposés au bannissement.

Il y a clairement quelque chose à penser par rapport à la tension entre l’individu et la collectivité : comment préserver cette capacité individuelle à être constamment en quête de liberté, alerte par rapport à son désir, et en même temps soucieux d’être juste à l’égard des autres.

C’est cette tension-là que la question de l’indiscipline pose : une sorte de position de funambule de l’individu qui est libre sans avoir recours à l’isolement. Tout l’enjeu est de réussir à vivre en société, sans être aliéné.

Quelle analyse “disciplinaire” émettriez-vous pour un mouvement comme celui du 20-Février ?

Là, on est clairement dans un désir de soulèvement et de changement, qui s’exprime par des acteurs. Il y a dedans une forme d’indiscipline primaire, sous forme de manque de retenue.

Mais il ne faut pas croire que tous les insurgés sont des indisciplinés. Ils sont aussi dans une forme de mimétisme, poussés parfois par un effet de troupeau à un acte de suivisme. Par contre, il y a quelques indisciplinés, libres d’esprits, émancipés, qui sont soit initiateurs d’un mouvement, soit capables d’en saisir le sens autrement que par les logiques institutionnelles.

Ce qui m’intéresse d’un point de vue de l’indiscipline est l’idée de maintenir l’amour de la liberté comme un horizon permanent. D’où l’intérêt de regarder comment le 20-Février continue d’exister comme un état d’esprit, comme une volonté permanente de briser le mur de la peur, mais aussi comme un élan culturel de création de lieux alternatifs pour penser, agir hors des sentiers habituels, formatés.

Où est-ce que les Marocains ont le plus besoin d’indiscipline ?

Il serait dangereux de penser ce sujet à partir de recettes toutes faites. Dans notre société, il y a bien des individus (artistes, scientifiques, écrivains, chercheurs, acteurs, anonymes) qui s’autorisent d’eux-mêmes des pas de côté.

Le problème se situe au niveau de la conscience de l’indiscipline comme nécessité au sein des lieux de socialisation et des médias. Celle-ci est faible, parce que la différence, la singularité, la création sont perçues comme des égarements. Nous vivons dans une société assez conformiste, où les gens cherchent à se conformer à ce que l’on voudrait qu’ils soient. D’où la peur, l’autocensure et l’autolimitation.

Et puis, il y a beaucoup d’indisciplinés invisibles, qui ne souhaitent pas apparaître et qui cultivent leur jardin secret à leur manière. En gros, nous n’arrivons pas encore à prendre conscience de toutes ces singularités qui s’expriment dans les sociétés et à les visibiliser.

Nous sommes énormément dans les représentations consensuelles, comme nous avons peur de la subversion, alors que celle-ci peut être juste un miroir partiel de nos réalités ou une fenêtre ouverte sur d’autres possibilités d’être en société.

“Il est difficile de parler de notre littérature au singulier”, estime l’auteur.Crédit: Alessandro Rampazzo / AFP

Vous associez aussi l’indiscipline à un travail nécessaire de déconstruction de schémas conservateurs et patriarcaux inculqués, partout dans le monde, de manière assez systémique. Dans quelle mesure ceux et celles que l’on appelle féministes aujourd’hui sont indisciplinés ?

Le féminisme, quand il n’est pas pris comme doxa, mais comme manière de penser et d’agir, réinterroge constamment le patriarcat et la domination capitalistique et culturelle. Il nous amène à changer le prisme à partir duquel nous sommes habitués à analyser les identités, les appartenances, les relations de pouvoir et les interactions sociales. En cela, il constitue une des voies possibles d’indiscipline.

De manière autoréflexive, il nous invite à changer de regard vis-à-vis de nous-mêmes, et à comprendre que nos identités sont avant tout des construits sociaux, non une donnée naturelle, biologique figée.

Cette prise de conscience nécessite de tenir compte de l’inconscient, des relations et de s’affranchir des manières normatives de penser. C’est un point de départ nécessaire pour penser le changement des rapports de force en société.

Depuis quelques décennies, la littérature marocaine aborde des tabous sociétaux : sexe, misère, religion… Aujourd’hui, ces thématiques sont devenues très normatives, bien qu’au sein de la société, elles soient toujours considérées comme transgressives. Est-ce pour autant que l’on peut qualifier notre littérature marocaine d’indisciplinée ?

La littérature est par essence hors des cadres disciplinaires. Elle autorise la création de liens improbables entre le monde des idées, des affects et du rêve. Il est difficile de parler de notre littérature au singulier.

“Les auteurs les plus inclassables sont souvent les plus discrets, comme Abdelfattah Kilito, qui a pour moi un statut à part, de lettré indiscipliné”

Driss Ksikes

Mais disons qu’il y a relativement plus de liberté chez les auteurs arabophones, que les auteurs les plus inclassables sont souvent les plus discrets, comme Abdelfattah Kilito, qui a pour moi un statut à part, de lettré indiscipliné, et qu’en général, dans notre littérature, il manque de la folie et de la démesure, un imaginaire débridé qui nous amènerait ailleurs.

Il y a aussi le développement d’une forme de littérature orale qui doit absolument être observée de plus près, comme les textes de zajal, de rap et de slam. Je veux dire par là qu’il y a quelque chose d’autre qui est en train d’advenir dans notre littérature, mais qui n’est pas suffisamment visible. Nous avons aussi des auteurs qui ne sont pas consacrés par le mainstream, que l’étroitesse du marché mais aussi des esprits n’aident pas trop à émerger.

Avec les réseaux sociaux, on assiste à la naissance et à la propagation de nouveaux espaces de démocratisation et de libération de la parole. Mais vous soulignez que ce ne sont pas nécessairement des espaces propices à l’éveil indisciplinaire. Pourquoi ?

Le capitalisme de séduction fait que l’espace où l’on croit exprimer une liberté est le même espace où nous fournissons les armes de notre propre surveillance. Plus nous sommes nombreux à laisser des traces, plus la surveillance est sophistiquée. Cela devient un attrape-nigaud !

Il est clair que, pris comme le lieu de manifestation des désirs les plus débridés, mais aussi des contre-cultures et des formes d’expression underground, le Net est aussi un réseau d’indisciplinés, libertaires. Sauf que l’indiscipline, comme éthique, n’est pas uniquement une affaire d’expression. Elle se construit sur la durée, et les réseaux sociaux sont le temple de l’éphémère.

On assiste aujourd’hui à un phénomène nouveau, celui de la cancel culture, soit la décision de blacklister une personne, une figure, en raison d’un certain comportement jugé problématique. La démarche est-elle pour autant indisciplinaire?

Au contraire, c’est l’envers de l’indiscipline. Dans nos sociétés de surveillance, on crée beaucoup de politiquement correct dans lequel on a en même temps une injonction de surobéissance et une tendance à l’exclusion et à la diabolisation.

Les gens se surveillent les uns les autres et deviennent eux-mêmes l’étalon de ce que devrait être l’autre. Cela crée de nouvelles normes, mais aussi beaucoup de censure sociale.

C’est d’ailleurs dans ce contexte que s’inscrit toute cette réflexion sur l’indiscipline, à savoir un moment où les espaces dans lesquels nous sommes contraints de nous conformer sont beaucoup plus grands qu’on ne le croit. L’indiscipline devient alors une revendication de la marge, comme lieu vital à préserver et à élargir.