Salima S. El Mandjra : espèces d’espaces

À la fois recueil de dessins et d’aphorismes, le double livret de Salima S. El Mandjra invite à repenser notre regard sur la ville.

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Et si pour dire l’émerveillement de ce qu’on découvre, près de soi ou en voyage, il suffisait de quelques notes et de quelques traits pour transmettre la beauté des espaces traversés, et la condenser à l’espace de la page, à “l’espage”, instantané qui, comme la photo, peut défier le temps ?

Salima S. El Mandjra est architecte et enseigne à l’École nationale d’architecture de Rabat. Elle est l’autrice d’Au creux du silence et de Saisissements (2020).

Dans ce petit coffret, Salima S. El Mandjra, architecte de formation, explore, en dessins faits de points noirs de différentes densités, et en textes très brefs, presque des aphorismes ou des haïkus, cette relation entre l’image et le mot, qui recrée les espaces.

Elle nous emmène à Rabat et au Chellah, puis à Moscou et New York. Chaque volume propose une paire de destinations, abordée chacune dans une partie, qu’on découvre en retournant le livre. “Tourner / Retourner / Faire varier les points de vue / Perturber les perspectives”, avertit l’autrice sur le calque transparent qui sépare et donne à voir la suite.

Notes de voyages

L’espage d’un instant est un objet plein de délicatesse, d’une facture élégante, qui porte une profonde interrogation sur l’espace. Celui du livre d’abord, mais surtout celui qui nous entoure, qu’il s’agisse d’une ville familière ou de villes lointaines, mais présentes à différents titres.

Dans le premier volume, Salima S. El Mandjra arpente l’axe de l’avenue Mohammed V, puis le Chellah. D’un côté, la cité-jardin almohade, matrice pluricentenaire de l’axe actuel, avec sa nouvelle gare qui se détourne du centre-ville, “mutation génétique, malformation patrimoniale”, et les deux pôles qui l’encadrent, le cimetière Chouhada et la nécropole du Chellah, “espaces d’éternité”.

De l’autre, on franchit la porte et on se perd dans le paysage et le temps, en songeant aux Romains, à Léon l’Africain et aux Mérinides. Ici, on est invité à “Déterrer / Le silence des effacements / Les défigurations culturelles / Pour une autre narration”.

Quant au second volume, aux textes si brefs qu’ils semblent être les légendes des dessins, ils esquissent Moscou “à fleur de sol” et New York “par-delà l’horizon”, avec les cadres stricts de l’une et la verticalité de l’autre. À Moscou, c’est “chacun à sa place” ; à New York, “chacun a sa place”.

À Moscou, c’est “Se côtoyer sans se rencontrer” ; à New York, on arpente la “Transparente invisibilité du virtuel”.

Par ces mots “qui ne disent rien des lieux” et ces dessins “qui ne les représentent pas”, par le minimalime et l’abstraction, Salima S. El Mandjra invite à rompre avec le monde obèse des selfies, avec son esthétique saturée de couleurs et d’auto-mise en scène, pour retrouver l’expression la plus fine, la plus dépouillée et la plus délicate. La sobre grammaire du rêve.

 

Dans le texte: Moscou

“Un bandeau-peigne passé à l’arrière de la tête      / un parapluie aux baleines en demi-cercle    / nettoyage du dessus des poubelles du parc Gorki avec un chiffon à poussières / taxis jaunes à Moscou city / nettoyage des rues à grandes eaux sous la pluie / rudesse non agressive des Russes / beauté des femmes / femmes habillées comme dans la série “sex in the city” / densité des touristes asiatiques proportionnelle au gigantisme des lieux / selfie selfie selfie / bâtiments aux façades colorées / agents aux extrémités des vertigineux escalators dans les métros / espace intérieur des cathédrales exigu / feux piétons rapides / bulbes dorés en toitures / œillets pas toujours naturels / vitrines avec poupées russes géantes / coca-cola et mac-do / vodka en accompagnement d’un autre alcool / les Asiatiques aux services, les Russes aux commandes / pas de publicité dans les métros / lampions et illuminations dans les rues de Tverskaya / déplacement des filles à plusieurs aux toilettes / présence de femmes couvertes de la tête aux pieds dans les églises orthodoxes / homosexualité affichée / nudité austérité ornementation…”