Beau-livre : à la recherche des cinémas perdus du Maroc

Dans un beau-livre paru aux éditions la Croisée des Chemins, le photographe François Beaurain dresse un inventaire documenté des cinémas marocains de 1897 à nos jours… Un pari exigeant, accompagné de somptueuses photographies.

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Vendredi soir, dans une petite salle de cinéma du royaume.

Dans ce “livre-photo” dédié à l’âge d’or des salles obscures du royaume, “le récit est illustré par de nombreux articles de presse ou d’extraits de livres, mais aussi par des interviews de professionnels (cinéastes et exploitants) afin de témoigner et de faire revivre ces cinémas”.Crédit: DR

À votre droite, un jeune couple en recherche d’intimité, qui ne connaît pas le nom du film projeté. A votre gauche, un écran de smartphone sur lequel défile un fil d’actualité Facebook pendant la moitié de la séance. Au total, une vingtaine de personnes dans la salle, et des dizaines de sièges effroyablement vides.

C’est que depuis le début des années 2000, les plus belles salles de cinéma du royaume sont condamnées à la fermeture l’une après l’autre. Les plus récentes en date, le Lynx à Casablanca ou encore l’ABC à Meknès, n’ont pas survécu à la longue crise des cinémas pendant la pandémie.

Un bilan sinistre qui a poussé le photographe François Beaurain à se lancer dans un travail monumental de répertoriage des salles de cinéma du Maroc, de 1897 à nos jours. Le tout est réuni dans le beau-livre Cinémas du Maroc – Lumière sur les salles obscures du royaume, tout juste paru aux éditions la Croisée des Chemins.

«Cinémas du Maroc, lumière sur les salles obscures du Royaume»

François Beaurain

800 DH

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La septième porte

Nous rencontrons François Beaurain à la CDA Gallery, à Casablanca, quelques heures avant le début de son exposition photo.

Le photographe François Beaurain s’est lancé dans un travail monumental : répertorier les salles de cinéma du Maroc, de 1897 à nos jours.

Sur les murs rouges sont accrochés d’exceptionnels tirages photographiques, représentant les plus illustres salles de cinéma du royaume, et extraits de Cinémas du Maroc.

Modeste, ce scientifique de formation résidant à Rabat depuis 2018 ne se considère pas comme un cinéphile, mais comme un “passionné de l’histoire des cinémas du Maroc”. Et cette histoire, il l’a rencontrée en mars 2018, lors d’une visite au cinéma Caméra, à Meknès, menacé de faillite depuis plusieurs années. “J’ai vu à travers cette salle un patrimoine abandonné qui doit être compris, mais aussi, en tant que photographe, un potentiel qui doit être mis en valeur”, explique-t-il.

Pendant les dix-huit mois qui vont suivre, muni de son appareil photo, François Beaurain sillonne les salles de cinéma du pays, de Tanger à Azemmour, de Marrakech à Sidi Ifni… Y compris celles qui ont fermé depuis des dizaines d’années.

“Je passais des heures sur des bibliothèques en ligne, j’ai collecté des centaines d’articles relatifs aux salles de cinéma du Maroc”

François Beaurain

La seconde étape est celle de la documentation. “C’était de la recherche historique pure et dure”, assure François Beaurain. “Je passais des heures sur des bibliothèques en ligne, j’ai collecté des centaines d’articles relatifs aux salles de cinéma du Maroc”, poursuit-il, en citant comme principales sources la bibliothèque numérique Gallica et le catalogue collectif des archives du cinéma français, Cineressources.

Les Archives du Maroc n’étant pas numérisées, le photographe avoue y avoir difficilement eu accès pendant le confinement. Au total, ce sont plus de 200 cinémas qui ont pu être identifiés par François Beaurain, 100 qui ont pu être photographiés, et 64 qui figurent dans le beau-livre.

La Cinémathèque de Tanger.

A la différence de l’Algérie et la Tunisie où il y a déjà eu des recherches dans ce sens, je n’ai trouvé presque aucune trace de l’histoire des cinémas du Maroc”, confie le photographe. Un terrain quasi vierge, difficile à explorer, tant l’identification et l’accès aux salles de cinéma fermées ont été laborieux.

Il n’y avait pas de recette toute faite pour entrer dans un cinéma. Dans certaines villes comme Fès, Agadir et Oujda, j’ai été accompagné d’un guide qui connaissait toute la ville, donc les portes s’ouvraient sans problème”, dit François Beaurain. Dans d’autres, c’était plutôt une question de chance: “Il est arrivé qu’on me vire catégoriquement d’un cinéma, mais, généralement, les projectionnistes et propriétaires sont contents qu’on s’intéresse à leur patrimoine”.

“Il est arrivé qu’on me vire catégoriquement d’un cinéma, mais, généralement, les projectionnistes et propriétaires sont contents qu’on s’intéresse à leur patrimoine”

François Beaurain

Malgré ses 400 pages, Cinémas du Maroc ne prétend pas être un inventaire exhaustif des salles du royaume, seulement une pierre à l’édifice du travail d’archivage que mérite le patrimoine cinématographique marocain. “A Casablanca, je n’ai pas pu visiter le Liberté ou le Verdun. Je me suis battu pour avoir accès au Shéhérazade, que l’on m’a complètement refusé”, regrette François Beaurain, qui n’a pas non plus pu visiter les anciens cinémas les plus excentrés du royaume. “Ça veut dire qu’il reste encore des bijoux à explorer”, espère-t-il, souriant.

Le cinéma Rif, Casablanca.

Love story

En retraçant l’histoire des salles obscures du royaume, François Beaurain a également tenu à souligner le rôle qu’ont eu les salles de projection dans la lutte indépendantiste. Si la construction de la plupart de ces salles est le résultat d’une entreprise coloniale, elles ont paradoxalement été un foyer nationaliste pendant les années 1940 et 1950.

Il faut donc imaginer un cinéma en plein cœur de la vie sociale des Marocains pendant le protectorat, où ils se réunissaient assidûment autour de films égyptiens à portée nationaliste.

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Dans la même lancée, on assiste à l’émergence d’un public marocain qui réclame de pouvoir maîtriser ses propres programmations. “J’ai eu la chance de croiser Abdelhamid Marrakchi et Jamal-Eddine Bouamrani (exploitants et propriétaires de cinémas, ndlr), deux témoins de cette époque, qui m’ont confirmé ce lien très puissant entre le mouvement indépendantiste et les salles de cinéma. Le contrôle de la programmation des cinémas et des salles a été l’objet d’un réel combat”, affirme François Beaurain.

“Les Marocains ont vécu une véritable histoire d’amour avec leurs salles de cinéma”

François Beaurain

“Les Marocains ont vécu une véritable histoire d’amour avec leurs salles de cinéma”, poursuit le passionné. Si ce fut le cas, la rupture a dû être douloureuse, étant donné la fréquentation des cinémas aujourd’hui. Le streaming, la télévision, les plateformes comme Netflix et le piratage y sont pour beaucoup (comme partout dans le monde), mais le divorce a été acté bien avant leur avènement.

“Il y a d’abord eu les années 1970, où on voit un début de détérioration des programmes, qui a mené à une première désertion des salles par les cinéphiles”, explique le photographe. À l’époque, le Maroc bénéficiait d’un paysage cinématographique très divers, allant des plus grandes productions américaines aux films européens, égyptiens et indiens : “Et puis, du jour au lendemain, on leur a balancé de l’hindi et du karaté à l’écran”.

Si un lien peut être fait avec le début des années de plomb de Hassan II, qui se caractérise notamment par un contrôle étroit des productions culturelles, François Beaurain estime ne pas être en mesure de confirmer cette théorie. “Et puis, il y a eu les années 1990, avec la révolution Internet, l’arrivée de la parabole, du VHS, des DVD…”, énumère-t-il.

Vestiges du Ciné Palace, Marrakech.

À Monsieur Cinéma

La réalisation d’un tel ouvrage est difficilement concevable sans la contribution du grand Monsieur Cinéma : Noureddine Saïl, ancien directeur du CCM et figure incontournable du cinéma marocain, brutalement disparu le 15 décembre 2020.

On notera par ailleurs que c’est à cette date, qui célèbre tristement le premier anniversaire de sa mort, que s’est tenue la première présentation officielle de Cinémas du Maroc. Un hommage symbolique à celui qui devait initialement préfacer l’ouvrage.

Il y a quelques mois, l’éditeur de la Croisée des Chemins, Abdelkader Retnani, nous confiait que c’est en tenant la maquette initiale du livre à la main qu’a été admis le très regretté Monsieur Cinéma à l’hôpital. “C’était un projet auquel il tenait”, rapporte François Beaurain.

Fin 2019, le photographe, déjà avancé dans ses recherches de terrain, prend rendez-vous avec Noureddine Saïl afin de lui parler de son projet. “Il m’a immédiatement soutenu et ouvert son carnet d’adresses. Il m’a dit que j’en avais au moins pour trois ans. J’ai ricané, moi qui étais persuadé de finir six mois plus tard. Il avait parfaitement raison”, se souvient François Beaurain.

“Mon plus grand regret, c’est de ne pas avoir eu le temps de recevoir ses retours, commentaires et critiques”, se désole-t-il. Les lecteurs pourront au moins se réjouir de retrouver, dans Cinémas du Maroc, la publication d’une très belle tribune de Noureddine Saïl, datant de 2018, sur le centenaire du cinéma Alcazar.

Selon les chiffres du Centre cinématographique marocain (CCM), 1.883.425 entrées au cinéma ont été comptabilisées en 2019. Ce qui voudrait dire qu’un peu moins de 5% de la population marocaine s’y est rendu cette année-là.

Dans les salles vides et sur les sièges en velours, il reste la nostalgie d’un âge d’or révolu, qui imbibe toutes les pages de Cinémas du Maroc. “C’est parce que quasiment toutes les personnes que j’ai rencontrées pour ce livre sont nostalgiques”, sourit le photographe.

Même si les gens sont attachés à ce patrimoine, ils ne savent pas toujours ce qu’il contient. J’ai senti qu’il fallait mettre de l’ordre”, dit François Beaurain, sur la nécessité de faire ce livre.

“J’espère que ça va permettre de relancer le débat sur la protection des salles de cinéma, cette fois-ci à partir d’une base de données, en sachant précisément ce qu’on a à protéger”, conclut-il. Mais de belles salles bien rénovées ne suffiront pas à sauver les cinémas, sans la présence d’un public pour les remplir.

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