Rares sont les artistes dont l’œuvre a inspiré aux auteurs, journalistes, critiques ou écrivains qui lui consacraient un texte, des phrases aussi belles et poétiques.
Abbes Saladi était “l’homme qui a vu l’ange” pour l’artiste Mohamed Abouelouakar et les galeristes Sylvia Belhassan et Pauline de Mazières. Il était “l’artiste qui entendait parler les j’noun” pour le critique et poète Jamal Boushaba. Il habitait dans le Petit musée portatif de Abdellatif Laâbi (Al Manar).
Le philosophe Adil Hajji était sensible à son “angélisme égaré”, l’écrivain Mohamed Leftah et l’artiste Mounir Fatmi s’étaient tous deux intéressés à son “alphabet rouge”. Fatima Mernissi l’avait invité à illustrer son conte Qui l’emporte, la femme ou l’homme? (éd. Kan wa Yakoune) et Abdallah Zrika son recueil Pommes triangulaires (éd. Banchara), sensibles eux aussi à la délicate fantasmagorie de son univers plein d’énigmes, de mystères et de poésie.
Amis de l’artiste, Jean-Michel Bouqueton et Brigitte Barberi Daum ajoutent, dans Abbes Saladi : Histoires sans fin, leur voix à ce concert unanime.
«Abbes Saladi, Histoires sans fin»
800 DH
Ou
Ce livre est en fait un double hommage. Un hommage adressé à Saladi, mais aussi au photographe français Christian Lignon (1949-2013), qui fut le grand ami de l’artiste au destin tourmenté et n’avait eu de cesse de lui consacrer un livre avec les photos qu’il avait prises dans son atelier de Douar El Massakine à Marrakech.
Abbes Saladi : Histoires sans fin n’est pas un catalogue raisonné et n’entend pas faire une étude critique de l’œuvre. C’est un moment d’amitié, vécu à Marrakech de 1978 à 1986. Jean-Michel Bouqueton, jazzman, écrivain, documentariste et peintre lui-même, né à Alger, s’est installé au Maroc à 25 ans et fréquentait Saladi. Brigitte Barberi Daum, qui fut la compagne de Christian Lignon à la fin de sa vie, a fait du théâtre avec Henri-Michel Boccara dans la cité ocre.
Leur livre est “un hommage du cœur”, témoigne Ileana Marchesani, leur éditrice, qui salue leur implication complice dans chaque moment de réalisation du livre, tant sur le plan intellectuel qu’affectif. Dans la masse de photos laissées par Christian Lignon, ils ont fait des choix, proposé un parcours, à la recherche d’une harmonie à laquelle aspirait l’artiste lui-même.
Outre la beauté de l’ensemble, leur travail est inestimable pour la compréhension du parcours de Abbes Saladi et surtout pour l’établissement de l’authenticité de ses œuvres. Celui-ci datait rarement ses œuvres, et les photos prises dans l’atelier sont un indice précieux. “Pour replacer chaque tableau dans la chronologie de l’œuvre, nous avons quelquefois indiqué une année suivie d’un point d’interrogation: c’est alors une date probable, permise par l’information retrouvée sur la diapositive du photographe ou suggérée par notre connaissance du parcours du peintre”, précise l’éditrice.
Œuvre labyrinthique
C’est donc un parcours singulier que retracent les auteurs, à partir de moments partagés. “Abbes dessinait, peignait jour et nuit dans l’obscurité de sa chambre, Christian photographiait les carnets, les tableaux d’Abbes et mettait à la lumière jusque dans ses plus infimes détails les épisodes de sa quête quotidienne.”
Au cœur du livre, le dessin et l’œuvre : le texte s’efface, souvent poétique, fuyant l’exhaustivité et le discours savant, ne s’autorisant à être que “quelques bribes de voix qui se sont émues de l’existence de cet artiste troublant”.
Quelques jalons : la naissance de Abbes Saladi en 1950 dans la médina de Marrakech, près du sanctuaire de Sidi Bel Abbes auquel il devait son nom, ses premiers dessins au charbon ou à la craie sur l’esplanade de la zaouïa, la mort de son père quand il avait cinq ans, le travail, l’acharnement à faire des études, son inscription à 24 ans en licence de philosophie à la Faculté des lettres de Rabat. Et, en 1977, en plein cours, le cri –“ la lumière est “entrée” dans sa tête”, disait-il, “les oiseaux l’(avaient) assailli”, une cousine éconduite lui aurait lancé un sort – puis l’internement à l’hôpital psychiatrique de Salé, son médecin qui l’encourage à dessiner, les marabouts, puis encore l’hôpital psychiatrique à Marrakech.
Jean-Michel Bouqueton et Brigitte Barberi Daum ne s’attardent pas sur la biographie, ni sur l’état psychique de Abbes Saladi. C’est le jaillissement de son imaginaire qu’ils cernent. Ils n’auscultent pas, ils proposent des grilles de lecture qui se superposent, autant de fils pour dérouler cette œuvre complexe : “Saladi est complexe mais sa complexité ne se trouve pas là où on croit la déceler. Telle est la tromperie du labyrinthe qui distrait en invitant constamment à emprunter le chemin déviant.”
Ils admirent dans ses premiers dessins, des sujets classiques, des scènes de la vie quotidienne à Marrakech, que sa mère et sa sœur vendent pour lui, le trait juste, la couleur maîtrisée, le sens du détail et déjà un art de la construction de l’espace. Mais ce sont des peintures “faites pour les autres (qui) lui permettent d’oublier les dessins obsessionnels qu’il continue à produire discrètement lors des moments de dépression.”
Stylo, aquarelle, crayons, collages, gouache, Abbes Saladi s’essaie à tout. Au début, il ne montre pas son travail. Même plus tard, après un premier accrochage à l’American Language Center en 1978 et une exposition au Centre culturel français en 1979, après un long compagnonnage avec la galerie l’Atelier de Pauline de Mazières à Rabat et de nombreuses expositions au Maroc et à l’étranger, Abbes Saladi reste convaincu que la célébrité casse la baraka.
Il ne cherche pas à provoquer, s’étonne que ses dessins les plus torturés plaisent, habille ses personnages d’un pagne en entendant une critique de leur nudité, refuse l’hermétisme et parsème ses dessins de mains de Fatma, de bougies, de tatouages et autres éléments de la culture populaire pour ne pas dérouter le public : “Je fais des architectures pour donner au visiteur une ambiance qui n’est pas étrange ; parce que mon travail est étrange si je ne fais pas quelque chose qui appartient à la réalité, qui appartient à l’homme.”
Féérie et réel entrelacés
Abbes Saladi dessine toujours Marrakech et chez lui, “la réalité coexiste avec la fantaisie”: son œuvre n’est pas réaliste, mais recrée le monde, entremêle le quotidien et le merveilleux, à la manière du réel “de l’enfant, de l’homme imaginatif [et] du schizophrène”.
Son bestiaire, peuplé d’animaux auxquels il accorde un sens symbolique, évoque les fables d’Ésope ou de La Fontaine : puisant dans la tradition populaire, il disait que “le poisson, c’est le truand, la tortue, la sagesse, le cheval, la force…” L’oiseau seul échappe à l’univocité du symbole. Lien entre ciel et terre, il est ambigu, tantôt menaçant, tantôt source de liberté. Il est même lecteur, pour “déchiffrer le mystère des signes inventés par le peintre”.
Jean-Michel Bouqueton et Brigitte Barberi Daum soulignent la coexistence de l’expression brute et inconsciente, du besoin de communiquer et de la recherche esthétique. “Même pureté du trait, même mystère” dans cette faune et cette flore stylisées, dans le symbolisme, dans l’innocence de ses Adam et Ève, dans le caractère intimiste de ses fresques à la construction de plus en plus élaborée, jusque dans ses œuvres plus marquées par le burlesque, voire la caricature.
Abbes Saladi n’aimait pas donner de titres à ses tableaux “parce qu’un tableau avec un titre, c’est mort” et ses rares titres vont dans le sens, inquiétant, de l’univocité : Le meurtre, Les plaisirs et l’interdit, Amour trahi…
L’ancien étudiant en philosophie pense par le geste pictural. “C’est dans ses dessins que Saladi se confiait, dans ses dessins qu’il multipliait ses interrogations auxquelles il refusait d’apporter une réponse.” Il y met en place “des matrices de l’imaginaire dont chacun peut s’emparer pour raconter à son tour ce qu’il voit et dire comment il se projette dans ce monde tourbillonnant”, il s’y pose des questions fondamentales qu’il vit au plus profond de lui-même. “On a cru voir un grain de folie chez Saladi. Ce grain c’est l’essence de la poésie mais aussi le cheminement divaguant de la métaphysique”.
Autodidacte de génie, Abbes Saladi a été qualifié de miniaturiste : il était “l’enlumineur de Douar El Massakine”. Mais il était surtout l’“illustrateur d’un texte absent”, ouvert à tous les devenirs et à toutes les interrogations. Et son trait simple et pur, le fil d’Ariane dans ce labyrinthe infini du sens. “Saladi est mort ?, avait écrit en hommage notre regretté collègue Jamal Boushaba. Offrons-lui l’éternité !”
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