Terrifié d’avoir croisé la Mort, le grand vizir de Haroun al-Rachid s’enfuit à Samarkand pour lui échapper. Au calife qui lui demande ce qu’elle veut au grand vizir, la Mort répond : “J’ai simplement été surprise de le voir tout à l’heure à Bagdad, alors que j’ai rendez-vous avec lui ce soir à Samarkand.” C’est ce conte attribué au mystique iranien Fariduddin Attar qui inspire à Abdellatif Laâbi le titre de ce livre autobiographique.
L’avancée vers le terme inéluctable a déjà inspiré au poète de très beaux recueils, comme L’espoir à l’arraché (Le Castor Astral, 2018). Dans ce livre, c’est sur le mode du récit qu’il témoigne de l’humanité face à la mort prochaine. Ce récit amusé et plein de dérision mais aussi d’une mélancolie certaine revendique, en écho à celle de la jeunesse, “l’insolence de la vieillesse”.
Enfant de la vie
Après Le fond de la jarre qui auscultait sa jeunesse, Abdellatif Laâbi sonde la suite. Le petit Namouss est devenu un digne Monsieur Barde, flanqué d’une Madame Barde auprès de qui il savoure une vie heureuse, blagueuse, pleine de petits plaisirs –voyages, art de la sieste…
Auteur “en fin de carrière”, il se dépeint en “forçat de la langue” : “À l’image de la femme au foyer du siècle précédent, il accomplit en littérature un travail du genre invisible, chichement rétribué et peu reconnu à sa juste valeur.”
Il peste en silence contre la faiblesse des ventes de ses livres et la fabrique des “fortunes matérielles et morales” dans le domaine littéraire, règle ses comptes avec l’engeance intéressée des faux-amis ou des hurluberlus organisateurs de festivals pas assez respectueux de son art.
Quelques éloges cependant : le poète québécois Gaston Miron, qui lui disait “Lâche tes prisons, la petite autant que la grande, si tu veux qu’elle te lâche. Fais bon accueil à ta liberté” ; le romancier chilien “universel” Luis Sepulveda ; l’immense Mohammed Dib ; le poète irakien Saâdi Youssef et sa générosité…
S’il traite avec pudeur les déconvenues du corps âgé, il décortique surtout avec curiosité les aléas de la mémoire, absences, bouffées de nostalgie, sentiment d’égarement dans une époque dont les bases ne sont plus celles qu’il connaissait.
Le livre avance à la manière du poème d’Antonio Machado, au fur et à mesure qu’il progresse, sans trame établie, dans un va-et-vient entre soi et le monde, entre les livres et les souvenirs. Le ton se veut léger : “Le train à petite vitesse de l’ironie qu’il avait lancé pour ses explorations des profondeurs du continent humain s’est vu rapidement rejoint et dépassé par la locomotive vertigineuse de l’autodérision.”
Mais le livre, écrit en plein confinement, laisse transparaître l’angoisse de la claustration. Et de l’arrivée à Samarkand. “Mais est-ce bien Samarkand ?”
Dans le texte: éloge de la sieste
“Beaucoup de souvenirs heureux de Monsieur Barde sont associés à des siestes et aux lieux où il les a savourées : une des îles grecques (Samos, Hydra ou Paros ?), une résidence de prestige à Istanbul (à l’époque où la gauche laïque dirigeait la ville), un village de Provence, un autre au fin fond du sud de l’Espagne, Hammamet en Tunisie, Harhoura près de Rabat.
Si vous saviez à quel point la sieste tient de la suavité de la soie. De quels doigts de fée elle caresse insensiblement les paupières et obtient que les yeux se ferment avec conviction. Avec quelle aisance elle allège la poitrine. Comment les organes saisissent vite l’aubaine et s’adonnent aussitôt aux délices de la paresse. Comment le cœur range ses instruments de percussion pour se mettre au nayy accompagné de quelques notes judicieusement espacées de contrebasse.
Si vous saviez dans quel cocon de paix l’on se coule, dans quel bercement de vagues poussées par les souffles de l’enfance, à bord d’un voilier glissant imperceptiblement entre mer et ciel !
Si vous saviez que l’oubli (provisoire, s’entend) des douleurs, des peines, des angoisses, s’obtient infiniment mieux par une bonne sieste qu’en recourant aux herbes, poudres et breuvages dans lesquels nombre de gens se réfugient d’ordinaire en se faisant encore plus mal.
Ô vous orphelins de sieste, si vous saviez !”